Qui sommes-nous ?

La réalité, c’est ce qui reste quand on cesse d’y croire.

Philip K. Dick

La réalité est ce qui nous précède et ce qui nous dépasse; elle se manifeste d’abord et avant tout comme un déjà-là, une contrainte irréductible à l’empire du «moi». La marche du monde ne commence pas avec nous, et continuera sans nous.

La réalité est ce qui nous résiste, ou qui n’existe qu’en nous excédant: elle échappe sans cesse à notre saisie matérielle et intellectuelle. Trop riche, trop complexe, trop mouvante – a fortiori pour une seule personne – elle rend indispensable l’intelligence collective. 

La réalité est à la fois ce qui nous produit et ce qui alimente notre hostilité à l’encontre de la société actuelle: grains de poussière dans l’immensité du monde, nous sommes néanmoins  partie prenante d’une réalité auto-contradictoire, en lutte contre elle-même, souvent nommée «capitalisme». Le vieux mot de communisme, aussi démodé et inadéquat soit-il, incarne toujours le dénouement possible de cette tension.

En même temps, la réalité est ce qui, chaque jour, nous remet à notre place: elle fait échouer nos projets et malmène nos aspirations. La réalité incarne l’expérience de la limite sans quoi il ne saurait y avoir de matérialisme conséquent, ni de pratique communiste envisageable. Chacun et chacune d’entre nous a fait cette expérience à sa façon: dans la vanité de l’activisme ou du théoricisme, dans les égarements sectaires ou sous les coups de matraque. Cette expérience commune, dans sa diversité, est la raison de notre rencontre et de notre activité collective. Quand les brumes du «tout est possible» et du «quand on veut on peut» se dissipent, reste la violente réalité avec ses déterminations et ses ouvertures; reste alors la nécessité (pour nous) de les détecter, de les débattre et de les faire connaître.

La réalité est notre antidote à la magie du verbe: elle nous extirpe du somnambulisme des intellectuels, révolutionnaires compris, enfermés dans des châteaux de mots. Mais elle ne suffit pas sans volonté ni cap. Notre ambition est d’offrir à nous-mêmes et à ceux qui partagent notre horizon des analyses exigeantes et lisibles, portant sur des pans entiers de la réalité trop souvent négligés par le marché saturé de la «pensée critique». Parmi ceux-ci: l’économie politique, la technique et les conflits internationaux dans leur enchevêtrement croissant. 

La réalité nous met au défi: nos métiers ou nos études nous tiennent souvent à l’écart de la transformation de la matière, confinés à manier des mots et des chiffres. Nous ne pouvons pas changer à la volonté ce que nous sommes ni notre gagne-pain. En revanche, nous pouvons combattre le wishful thinking – cette illusion qu’une surenchère verbale ou une «phrase révolutionnaire» transforme la réalité. Les faits sont têtus, fort heureusement ; nous le sommes aussi. Au slogan soixante-huitard «prenez vos désirs pour des réalités», nous opposons «prenons la réalité pour désir»: car le dogmatisme et le déni de réalité comme protection face à un monde devenu plus menaçant sont aujourd’hui la preuve ultime de l’incapacité à le comprendre, et surtout à le transformer. 

La réalité dont nous rendrons compte sur ce site n’est pas une réalité brute: c’est une réalité médiatisée par l’écriture et, qui plus est, passée au crible de schémas théoriques  chargés d’histoire et de sens. La réalité n’est pas transparente – si tel était le cas, toute science serait superflue. Il y a toutefois des façons de manier la pensée qui obscurcissent l’objet de l’analyse plus qu’elles ne le rendent intelligible. C’est pourquoi la curiosité, la sobriété, la clarté explicative, le respect du lectorat et l’humilité devant l’inconnu sont indispensables. Assez de lyrisme et de discours creux: la réalité exige  une responsabilité.

Nous ne sommes pas d’accord sur tout et ça aussi, c’est une réalité. Mais nous partons d’une base commune suffisante et nous sommes convaincus que, dans la situation présente, il y a un enjeu important à réapprendre l’effort du travail collectif au sein d’un cadre relativement impersonnel, ouvert et capable de s’élargir. Nous faisons le pari que chemin faisant nous parviendrons à fixer une méthode de travail cohérente, et que nous verrons également se dégager des lignes politiques clairement déterminées. Le succès d’un tel pari repose en grande partie sur des circonstances que nous ne maîtrisons pas. Seulement, nous avons assez pataugé dans l’informel pour savoir qu’il nous faut inventer autre chose, et vite. La réalité nous y encourage.