« L’opération a réussi mais le patient est mort » : la Roumanie, l’extrême-droite, l’Union européenne

À l’heure où l’Europe de l’Est redevient un foyer de tensions géopolitiques, la Roumanie reste largement absente des radars du débat public occidental. Coincée entre son intégration européenne, l’exode massif de sa main-d’œuvre, les séquelles de la transition post-socialiste et la montée d’un populisme inquiet, Bucarest s’impose pourtant comme un laboratoire politique d’une brûlante actualité. À partir de la récente séquence électorale, cet entretien offre des clés de lecture pour appréhender les fractures profondes – économiques, territoriales et idéologiques – qui traversent la société roumaine, mais que beaucoup d'entre nous continuent d’ignorer.

La dernière séquence électorale en Roumanie constitue un nouvel épisode révélateur des transformations de l’espace politique européen. Dans ce contexte, nous avons souhaité recueillir le point de vue de camarades roumains afin de mieux comprendre leur analyse de cette dynamique. Cet entretien croisé éclaire la recomposition accélérée du champ politique roumain : effondrement du bipartisme opposant le Parti social-démocrate (PSD, centre gauche) et le Parti national-libéral (PNL, droite) hérité des années 1990, percée d’un libéralisme technocratique et d’un national-populisme réactionnaire, redistribution des clivages de classe au sein des métropoles connectées à l’UE et des périphéries paupérisées, rôle ambivalent d’une diaspora devenue acteur électoral de poids, militarisation de l’État sous la pression de l’invasion russe de l’Ukraine. Au fil de leurs analyses croisées, Enikő Vincze, Florin Poenaru et Costi Rogozanu déploient une critique de la transition et des évolutions récentes de la société roumaine : dépendance au capital transnational, démantèlement de la protection sociale et capture oligarchique des institutions. Autant d’enjeux qui reflètent les contradictions de l’intégration européenne.

Enikő Vincze est sociologue à l’Université Babeş-Bolyai de Cluj-Napoca. Ses recherches portent sur le logement, le développement urbain et les transformations capitalistes en Roumanie. Enikő est également une militante pour le droit au logement engagée dans le mouvement Căși sociale acum!.

Florin Poenaru est docteur en anthropologie sociale et professeur à la Faculté de sociologie et de travail social de Bucarest. Ses travaux portent sur les questions de classe, la transition postsocialiste, les théories de l’histoire et les effets sociaux du changement climatique. Il est l’un des animateurs du site CriticAtac.

Costi Rogozanu est essayiste, critique littéraire et professeur de roumain dans un lycée de Focșani. Il a dirigé l’anthologie L’illusion de l’anticommunisme (2008) et il est chroniqueur au journal Libertatea.

Commençons par un bref retour en arrière : quelle place occupait la Roumanie socialiste dans la division du travail du bloc de l’Est, et comment cette place a-t-elle évolué depuis la chute du socialisme et l’intégration européenne ? Les nouvelles forces politiques qui ont émergées dans la séquence récente, l’Union Sauvez la Roumanie (USR, parti centriste libéral[1]) et l’Alliance pour l’Union des Roumains (AUR, parti d’extrême droite[2]), proposent-ils des réponses économiques à ces mutations ?

Enikő Vincze : La Roumanie socialiste se démarquait par une relative autonomie vis-à-vis de l’URSS, amorcée en 1965 dans le contexte de la déstalinisation. Cette stratégie a favorisé une ouverture vers l’Occident dans les années 1970. Grâce à cette posture, la Roumanie a bénéficié entre 1975 et 1988 du statut de « nation la plus favorisée » accordé par les États-Unis, bénéficiant ainsi d’avantages tarifaires et de crédits à taux préférentiels. Dans les années 1980, la Roumanie s’est singularisée par sa volonté de se libérer de la tutelle du Fonds monétaire international (dont elle était membre depuis 1972), refusant de percevoir la dernière tranche d’un prêt contracté en 1980 et s’engageant ainsi dans un remboursement accéléré de la dette extérieure. Alors que les républiques socialistes polonaise et hongroise, ainsi que l’URSS allaient vers davantage de libéralisation économique et politique, la République socialiste de Roumanie a suivi une voie inverse : politique d’austérité imposée par la réduction drastique de la consommation, intensification des exportations pour rembourser la dette et renforcement de l’appareil de répression politique.

Après la chute du socialisme d’État, la population roumaine a subi une autre forme d’austérité, cette fois capitaliste : licenciements massifs liés aux privatisations, faillites, fermetures d’entreprises et flambée des prix liée à la libéralisation des marchés. Mais contrairement à la Hongrie et à la Pologne, la Roumanie a engagé plus lentement son processus de privatisation, ce qui a retardé son intégration à l’Union européenne. Tandis que Budapest et Varsovie rejoignaient l’UE en 2004, Bucarest a patienté [jusqu’en 2007] sur liste d’attente.

L’adhésion à l’Union européenne a créé une compétition entre anciens membres du Bloc de l’Est, habitués à coopérer entre eux avant la chute du socialisme. Après 1990, la destruction des institutions financières socialistes et des réseaux transnationaux d’échanges a renforcé la dépendance aux crédits extérieurs et creusé les inégalités territoriales – un terrain propice à l’expansion de l’UE à l’Est. Cette expansion a surtout consisté à imposer les cadres juridiques qui avaient été établis par les États fondateurs de l’UE, que les institutions nationales des pays candidats devaient mettre en œuvre. Ces institutions avaient pour fonction principale de créer un climat favorable aux investissements étrangers en quête de main-d’œuvre bon marché, de ressources naturelles et de nouveaux marchés.

En 2019, le stock d’IDE en Roumanie représentait seulement 40 % de son PIB, contre 57 % dans l’UE. Pourtant, les 100 premières entreprises à capitaux étrangers (notamment allemand, autrichien, français, italien et américain) généraient un chiffre d’affaires presque cinq fois supérieur à celui des 100 principales entreprises roumaines. Entre 2018 et 2023, la Roumanie s’est hissée au deuxième rang des destinations d’IDE des pays émergents, après la Pologne.

Face à cette dépendance économique et politique, l’AUR [extrême-droite] propose une rhétorique nationaliste fondée sur le soutien aux entrepreneurs locaux et la restauration d’une dignité nationale. L’USR [centristes libéraux], de son côté, mise sur l’apaisement social afin de garantir la stabilité politique nécessaire pour attirer les investisseurs étrangers. Les deux formations s’accordent néanmoins sur la réduction des dépenses publiques, tant dans l’administration que dans d’autres secteurs, ainsi que sur l’augmentation des budgets militaires.

Florin Poenaru : Ni l’AUR, ni l’USR, ni aucun autre parti politique roumain ne dispose aujourd’hui d’un programme économique tenant véritablement compte de la place qu’occupe la Roumanie dans l’économie européenne actuelle. Depuis son adhésion à l’UE en 2007, le pays a été intégré de façon subalterne par rapport à l’économie d’exportation allemande. Cette dernière est aujourd’hui touchée par une profonde crise, ce qui aura des répercussions sur l’économie roumaine. Toutefois, en Roumanie, aucun parti n’est préparé pour cette crise structurelle à venir, leur attention restant centrée sur un seul objectif : la réduction du déficit budgétaire.

Enikő Vincze a déjà apporté un éclairage détaillé sur cette question. En ce qui concerne le socialisme roumain, j’aimerais seulement souligner que celui-ci s’est distingué des trajectoires suivies par les autres États satellites de l’Union soviétique par le fait que le régime a remboursé sa dette extérieure. Ce geste visait une rupture avec le système financier international et le renoncement aux transactions en dollars – ce qu’elle ne pouvait obtenir, comme tout pays à devise non convertible, que par l’exportation de biens ou l’endettement. Un proverbe roumain illustre bien cette logique absurde : « l’opération a réussi, mais le patient est mort ». La dette fut effectivement remboursée, mais au prix de l’effondrement de l’économie et de la société. C’est à partir de cette histoire spécifique qu’il convient d’analyser la trajectoire du pays sous le socialisme, ainsi que les transformations qui ont suivi.

Costi Rogozanu : L’USR est un parti porté par une nouvelle couche sociale, non pas tant issue du monde de l’entreprise que de la bureaucratie européenne. L’ensemble de sa direction est encore aujourd’hui composée de personnes qui se sont enrichies grâce au conseil en fonds européens.

L’AUR, quant à lui, a été soutenu en grande partie par des entrepreneurs locaux en déclin. La pandémie a marqué une nouvelle phase de concentration du capital, au détriment des petits capitalistes qui peinent à survivre face à la pression fiscale et réglementaire et à la concurrence de plus en plus agressive des multinationales.

L’USR et l’ensemble du bloc de droite promettent un État piloté par des bureaucrates pro-business, au service des grandes entreprises désireuses de s’appuyer encore davantage sur les financements publics. À l’inverse, l’AUR cherche à réorienter ces flux vers les petites entreprises locales. C’est la différence entre un fonds d’investissement international et un petit promoteur qui construit un immeuble avec de la main-d’œuvre non déclarée.

Quand Nicușor Dan [candidat de l’USR, sorti vainqueur des élections présidentielles du 18 mai 2025] brandit le drapeau de l’anti-corruption, il annonce en réalité une seconde vague de « nettoyage » du tissu entrepreneurial local, éliminant les entrepreneurs locaux considérés comme archaïques au profit des grandes firmes. Il n’y a aucun « bon » dans cette affaire.

La scène politique roumaine a longtemps été structurée autour d’un système bipartite polarisé entre le PSD [Parti social-démocrate, de centre-gauche[3]] et le PNL [Parti national-libéral, de droite[4]]. On a souvent dit que ce système opposait d’un côté le monde rural et des classes populaires tournés vers le PSD ; de l’autre, les classes moyennes et supérieures urbaines, enclines à soutenir le PNL. L’émergence de nouvelles forces comme l’USR [parti centriste libéral fondé par Nicușor Dan], et l’AUR [parti d’extrême droite dirigé par George Simion], semble battre en brèche cette lecture. Y a-t-il cependant une dimension de classe et/ou territoriale qui s’exprime à travers les évolutions récentes de la politique roumaine ?

Enikő Vincze : La crise politique actuelle se manifeste par une perte de confiance massive envers les partis traditionnels, le PSD et le PNL, qui, depuis trois décennies, ont accompagné la transition du socialisme d’État vers le capitalisme. Leur gestion du pouvoir – au Parlement, au gouvernement ou à la présidence – a nourri les crises engendrées par les politiques néolibérales menées en Roumanie.

La séquence en cours est d’abord une crise des politiques publiques qui ont permis la construction et la consolidation d’une économie capitaliste en Roumanie. Cette économie, en s’intégrant au capitalisme global, a traversé les cycles de crise inhérents à ce système, tout en étant affectée par la fracture persistante entre l’économique et le social dans une Europe profondément inégalitaire et, plus récemment, par un néolibéralisme à l’agonie.

Les classes dominantes peuvent exprimer une insatisfaction à l’égard des partis mentionnés [le PSD et le PNL], notamment parce ces derniers ne sont pas allés au bout de la privatisation des entreprises publiques ou du démantèlement complet du système de protection sociale. Dans cette perspective, ces classes dominantes se retrouvent plus aisément dans les positions de l’USR et du nouveau président Nicușor Dan. Toutefois, si l’on considère la rhétorique d’AUR en faveur des entrepreneurs roumains, il est possible que ce parti attire aussi une partie de ces classes dominantes, notamment la petite bourgeoisie aspirante.

De leur côté, les classes laborieuses – tous statuts et revenus confondus – expriment une exaspération légitime : depuis 1990, chaque crise du capitalisme s’est soldée par une aggravation de leurs conditions de vie. Le salaire minimum net (480 euros en 2025) reste bien inférieur au coût d’un panier de consommation décent (790 euros). Même le salaire moyen ne permet pas une vie décente : à Cluj-Napoca [deuxième ville de Roumanie] par exemple, les frais de logement – loyers, remboursements, électricité, gaz – absorbent plus de 40 % des revenus[5].

Pourtant, une partie des classes moyennes continue à voter pour Nicușor Dan, soit parce qu’elles le perçoivent comme un moindre mal par rapport au candidat d’extrême droite, George Simion, soit parce qu’elles ont intériorisé les normes libérales qui valorisent l’effort individuel pour « mériter » un logement dans les villes chères. Ou bien parce qu’elles n’ont pas trouvé d’alternatives civiques ou politiques crédibles pour exprimer leur mécontentement.

D’un point de vue territorial, une partie des électeurs traditionnels du PSD, dans les zones rurales et les petites villes, se tourne désormais vers l’AUR. Le fait est qu’après des décennies de soutien au PSD, leurs conditions de vie ne se sont pas améliorées. Aussi, face à un champ politique aujourd’hui marqué par une polarisation entre la droite libérale et l’extrême droite nationaliste, il n’existe aucun parti qui puisse leur offrir une alternative. Toutefois, l’AUR enregistre également des résultats significatifs dans les grandes villes. À l’exception de Cluj-Napoca, Simion s’est classé deuxième au premier tour dans des centres régionaux comme Iași, Brașov, Timișoara, ou encore dans la capitale, Bucarest. Un signe clair que les électeurs cherchent à s’affranchir de l’establishment en soutenant deux figures qui se sont posées comme des « sauveurs antisystème » tout en restant soucieuses de séduire les marchés financiers et le capital.

Florin Poenaru : Les résultats du second tour – marqué par la victoire de Nicușor Dan – pourraient laisser penser que la recomposition du paysage politique roumain n’a pas eu lieu. Il faut noter qu’aux élections européennes et locales de 2024, l’AUR [extrême-droite] a réalisé un score modeste. Au premier tour des élections annulées, George Simion est arrivé en quatrième position. Toutefois, lors des législatives, son parti a émergé comme la deuxième force du pays, recueillant 18 % des voix.

La montée de l’AUR est en grande partie imputable à la manière dont les autorités ont géré la pandémie de Covid-19. L’incohérence des politiques adoptées par les autorités a suscité une indignation qui a fédéré des groupes hétérogènes : petits patrons de l’hôtellerie-restauration, employés précaires craignant pour leur emploi, migrants renvoyés en Roumanie par leurs employeurs européens et traités comme des menaces sanitaires, mais aussi groupuscules néo-légionnaires[6] et chrétiens radicaux affirmant leur rejet de l’autorité de l’État, et plus largement, des catégories sociales jamais représentées par les partis issus de la transition post-communiste.

La progression de l’extrême-droite s’explique aussi par les profondes mutations du PSD [centre-gauche] après l’arrestation en 2019 de son ancien président, Liviu Dragnea[7], mais surtout par l’entrée de ce parti au gouvernement dans une coalition aux côtés du PNL [droite] en 2021. Depuis, le PSD a chuté de 45 % à 20 %, et le principal bénéficiaire de cette érosion fut l’AUR.

Mais il ne s’agit pas uniquement d’une perte électorale en pourcentage. Pour les capitalistes autochtones, le PSD ne garantissait plus, comme du temps de Ion Iliescu[8], la défense de leurs intérêts. En outre, le PSD a perdu une grande partie de sa base rurale, car ses élites successives, issues des couches moyennes urbaines provinciales, ont préféré revendiquer leur appartenance à une nouvelle élite européenne plutôt que maintenir le lien avec son électorat traditionnel. Par ailleurs, l’incapacité du PSD à intégrer les courants ultraconservateurs, ultraorthodoxes et ultranationalistes longtemps tolérés dans ses rangs, a laissé un vide idéologique dont AUR a rapidement bénéficié.

Concernant Călin Georgescu [candidat indépendant d’extrême-droite arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle en novembre 2024], son émergence et son succès ne peuvent pas être attribués à un mouvement populaire spontané. Sans l’ingérence des partis traditionnels, dont les manœuvres en coulisses restent difficilement perceptibles de l’extérieur[9], Georgescu aurait obtenu un score insignifiant et serait resté cantonné aux tréfonds de l’internet. Certes, son discours mobilise explicitement des références néo-légionnaires et est teinté d’un protectionnisme inspiré de Ceaușescu. Mais en faire le chef d’un mouvement fasciste menaçant l’État avec l’appui de Moscou serait un trop grand saut de l’imagination. Ce sont pourtant les autorités qui ont opéré ce glissement interprétatif en annulant les élections[10]. Pour le reste, on n’avait pas besoin de Georgescu pour découvrir que la société roumaine est infestée de discours, de groupes et de manifestations fascistes et néo-légionnaires, qu’ils soient visibles ou souterrains – et parfois même soutenus par l’État.

Paradoxalement, c’est l’annulation de l’élection et la double victimisation de Georgescu – via l’invalidation de sa candidature, puis sa mise en accusation pour haute trahison – qui ont fait de lui le symbole d’un vaste mouvement antisystème, notamment au sein de la diaspora et dans des communautés marginalisées à l’intérieur du pays. Néanmoins, le soutien dont il a bénéficié est demeuré superficiel : lorsque sa candidature a été définitivement bloquée, aucune mobilisation d’ampleur ne s’est manifestée.

Ainsi, la reconfiguration du paysage politique semble moins relever d’une irruption populiste que de la lente désagrégation du PSD et du PNL, à l’agonie après 35 années de transition postcommuniste.

Costi Rogozanu : La dimension de classe apparaît si l’on analyse attentivement l’évolution des élites roumaines au cours de la dernière décennie. Aujourd’hui, la classe politique ne s’enrichit plus comme à l’époque du capitalisme dérégulé des années 1990-2000. Elle s’est professionnalisée : désormais, argent et prestige proviennent avant tout de la gestion des fonds européens.

Depuis 2010, les responsables politiques s’expriment comme un mélange de militants d’ONG et de banquiers. C’est cette hybridation qui a suscité un fort ralliement des partis traditionnels autour de Nicușor Dan.

À l’opposé, les petits et moyens entrepreneurs des secteurs de l’immobilier, du tourisme ou du commerce ont prospéré en contournant les règles : évasion fiscale, travail sous-déclaré ou au noir. Ce sont eux qui ont massivement soutenu Georgescu et Simion. Non par nostalgie du communisme, bien au contraire, mais par attachement à l’esprit des années 1990, époque où l’on pouvait entreprendre sans contraintes ni impôts. Le message implicite du duo Georgescu-Simion était justement celui-là : « nous serons libres » – comprendre : « ne nous prenons pas la tête avec des règles en ce qui concerne les affaires ». C’est du trumpisme pur.

À ce discours se sont aussi associés des privilégiés du système des retraites ou des rentiers, une nouvelle fraction de classe moyenne supérieure qui se dit patriote parce qu’elle en est arrivée à percevoir les cotisations sociales comme des obligations imposées par Bruxelles.

Quant au monde rural, la principale erreur d’analyse réside dans une vision figée de ce dernier, comme si les agriculteurs étaient restés les mêmes qu’il y a 50 ans. Or ce sont aujourd’hui les villages et petites villes roumaines qui concentrent les plus fortes inégalités. Dans chaque commune, on trouve quelques entrepreneurs prospères dans l’agriculture ou le commerce, dont la majorité gravite autour de l’extrême droite, simplement parce qu’ils veulent un contrôle total sur leur main-d’œuvre – ce qu’il en reste – et une fiscalité quasi nulle. Les multinationales ont légalisé leur évasion fiscale par des mécanismes d’optimisation sophistiqués. Le petit et moyen capital, lui, ne dispose pas de ces outils : il attend de l’État qu’il soit un « partenaire patriotique ».

On a souvent affirmé que la Roumanie constituait une exception en Europe centrale et orientale par l’ascension tardive de l’extrême droite. Comment expliquez-vous l’absence d’une montée plus précoce de l’extrême droite en Roumanie, comparée à ses homologues polonais ou hongrois ? Et comment expliquez-vous la fulgurance de son émergence ?

EV : L’ascension de l’extrême droite sous la forme AUR incarne une réaction aux crises économiques et à un État incapable de maintenir l’apparence de l’intérêt général, administré successivement par les partis du spectre traditionnel [PSD-PNL]. Elle résulte aussi de l’absence d’une alternative socialiste crédible. Déjà en 2000, le Parti Grande Roumanie[11] avait tiré profit d’un climat de mécontentement accumulé au fil d’une décennie de transition dramatique. Ce parti a su canaliser les tensions sociales vers une lutte nationaliste des roumains. Gheorghe Funar, qui en est issu, a gouverné Cluj-Napoca jusqu’en 2005, et dans ce contexte multiethnique[12], les classes populaires ont souvent adhéré à son discours nationaliste.

Après les affrontements interethniques de Târgu-Mureș en 1990[13], le nationalisme roumain a été contenu par l’intégration politique d’un parti représentant la minorité hongroise, l’Union démocratique des Hongrois de Roumanie (UDMR), et par la participation régulière de ce même parti aux gouvernements de coalition. Bien que positionnée au centre-droit, l’UDMR a su adresser un message de coexistence pacifique aux communautés hongroise et roumaine, même dans un cadre marqué par des nationalismes historiques des deux côtés.

L’AUR a été fondée en 2019, mais a connu une ascension fulgurante pendant la pandémie de COVID-19. Les politiques sanitaires – vaccination, confinements – ont suscité une opposition large, notamment dans les communautés roms marginalisées, fréquemment prises pour cible par un État sécuritaire. Les politiques de relance économique ont elles aussi été critiquées [en tant que projet de paupérisation accrue de la force de travail]. La montée tardive d’AUR s’explique aussi par la présence au pouvoir de forces conservatrices venant de l’ensemble du spectre politique (à gauche comme à droite), ce qui a longtemps freiné l’émergence d’une extrême droite autonome.

FP : L’idée selon laquelle la Roumanie ferait figure d’exception en matière de montée de l’extrême droite relève du mythe. Certes, pendant longtemps, il n’y a pas eu de parti spécifique capable de canaliser ces forces. Mais ces tendances ont toujours été présentes, sous des formes diverses, sur l’ensemble du spectre politique, y compris au sein du PSD et du PNL [ex-duopole de gouvernement]. Elles ont traversé la société via l’anticommunisme et la glorification du passé légionnaire de l’entre-deux-guerres. Elles ont été portées par de nombreux intellectuels publics dominants (eux-mêmes souvent promoteurs du discours légionnaire d’hier ou de ses avatars contemporains), à l’Académie roumaine, dans divers médias, sur certaines chaînes de télévision, dans les salons du livre du centre de Bucarest, ou lors de manifestations culturelles et artistiques financées par les pouvoirs locaux.

À cela s’ajoute une couche importante d’extrémisme de droite, réactivée et entretenue par l’Église orthodoxe, ainsi que par un discours qui, sans réhabiliter directement le mysticisme nihiliste des légionnaires d’origine, s’est recentré sur les « valeurs traditionnelles du paysan roumain » tout au long de la période de transition. Il s’agissait de traditions largement refabriquées, utilisées comme paravent pour rejeter la modernité, le sécularisme, la rationalité et la science – autant d’éléments constitutifs des fascismes et nazisme historiques.

L’AUR (et Georgescu) sont apparus sur ce terrain-là, en activant précisément ces tropes dans un contexte de crise.

CR : L’extrême droite en Roumanie est longtemps restée isolée sur les plans culturel et religieux, tout en bénéficiant d’un solide soutien financier public. Son contrôle s’est donc exercé de manière indirecte à travers un financement étatique régulier. Contrairement à la Pologne ou à la Hongrie – bien que ces deux contextes soient très différents –, la Roumanie n’a pas produit de discours d’extrême droite qui ait rayonné à l’échelle européenne.

L’effet Trump, cependant, a joué un rôle important : c’est lui qui a véritablement mondialisé et universalisé le langage ultraconservateur. Une « résistance culturelle » à l’ « idéologie woke » et au « bruxellisme » culturel a toujours existé, tant dans les cercles intellectuels qui soutiennent Nicușor Dan que dans le mélange entre religiosité traditionnelle et discours New Age porté par Călin Georgescu.

L’influence des ONG américaines d’extrême droite et des cultes évangélistes est loin d’être négligeable. À travers la « Coalition pour la famille » et le référendum de 2018 sur l’interdiction du mariage entre personnes de même sexe, ces acteurs ont trouvé un terrain d’entente avec les courants ultraconservateurs de l’Église orthodoxe roumaine.

Ces dernières années, le système des partis traditionnels PSD [centre-gauche]-PNL [droite] en Roumanie a été profondément secoué par une vague de mobilisation anti-corruption. De ce mouvement sont issus les deux candidats qui se sont affrontés au second tour des élections, George Simion et Nicușor Dan. Quel a été le rôle de cette mobilisation dans la transformation du paysage politique roumain et dans l’affaiblissement des partis traditionnels ?

EV : La mobilisation anti-corruption de 2015 à 2019 fut dirigée contre le PSD. Ces initiatives, qu’elles soient civiques ou politiques, n’ont jamais remis en question les effets sociaux et économiques générés par le capitalisme. Pire encore, elles ont constitué une étape spécifique d’un anticommunisme qui domine en Roumanie depuis 1989. De ce fait, elles ont contribué à justifier les prétendues « victoires » du capitalisme en Roumanie.

Ce climat a permis la convergence entre la classe politique traditionnelle de droite libérale et le nouveau parti USR. Bien qu’issue de mouvements comme l’Union sauvons Bucarest [mouvement de sauvegarde du patrimoine bâti à Bucarest] ou encore de la lutte contre l’ouverture d’une mine d’or à Roșia Montană [ouest de la Roumanie], l’USR a rapidement adopté un discours anti-PSD. Cela a notamment été visible à travers le mouvement #rezist (2017-2018) et l’idée d’une « révolution générationnelle ».

Dans les deux cas, la lutte anti-corruption a servi à discréditer l’intervention de l’État, facilitant son retrait progressif des services publics – que les privatisations avaient déjà démantelés depuis les années 1990.

Nicușor Dan et George Simion, bien que porteurs de causes différentes (l’un pour la sauvegarde du patrimoine architectural de Bucarest, l’autre pour l’unification avec la Moldavie dans une « Grande Roumanie »), sont tous deux issus de cette société civile anticommuniste. Même si le PSD a lui-même contribué à la mise en œuvre du néolibéralisme en Roumanie, il incarne toujours, à leurs yeux, le « passé communiste » et la défense des « assistés ». Dan et Simion sont donc présentés comme des héros de l’anticommunisme et, comme l’ensemble de la société civile de droite, participent à la délégitimation de toute alternative au capitalisme.

Aujourd’hui, l’antifascisme libéral, relayé par les soutiens pro-européens de Nicușor Dan et mobilisé contre l’AUR, semble jouer un rôle similaire à celui qu’a tenu l’anti-corruption dans le passé : préserver l’ordre capitaliste. Hélas, dans sa version libérale, l’antifascisme est mobilisé comme une arme anticommuniste, amalgamant volontiers fascisme et communisme.

Après sa victoire, Nicușor Dan a déclaré : « Il existe une communauté qui a perdu l’élection aujourd’hui, qui est révoltée par la manière dont la politique a été menée jusqu’à présent en Roumanie, et qui croit que la solution est la révolution. C’est notre devoir de les convaincre que la vraie solution est la réforme de la justice et de l’administration pour faire avancer la Roumanie. » On ignore comment il conçoit cette « révolution », mais son propos exprime clairement la crainte d’un moment explosif. On ne sait pas non plus comment le nouveau gouvernement entend convaincre les citoyens que la réforme administrative répond à leurs frustrations. Le défi de la révolution reste entier, mais elle ne doit pas s’engager sur la voie nationaliste de l’extrême droite.

FP : Le mouvement anti-corruption a été un projet politique initié lors du premier mandat du président de droite Traian Băsescu (2004-2009), visant à affaiblir ses rivaux politiques – en particulier les détenteurs de capital local, qui conservaient une capacité d’influence politique à travers les partis et les institutions de l’État. Il ne s’agissait pas réellement d’éliminer les mécanismes de corruption, mais plutôt de consolider certains réseaux de pouvoir, notamment au niveau local, où les élus renforçaient leurs cercles de fidélité sur la base de dépendances réciproques.

À l’échelle nationale, la campagne de Băsescu a eu deux effets majeurs. D’une part, elle a provoqué une crise de leadership au sein des partis traditionnels, notamment le PSD. Chaque président du PSD depuis Adrian Năstase[14] a accédé à la tête du parti à la suite de l’éviction de son prédécesseur sous la pression de cette lutte anti-corruption. En conséquence, les débats internes ont été remplacés par des intrigues d’appareil visant à occuper les postes laissés vacants. Cela a provoqué une déprofessionnalisation des partis, une logique de contre-sélection et un affaiblissement structurel de ces structures. L’évolution du PSD en est l’illustration la plus évidente.

Deuxièmement, la campagne anti-corruption a entraîné une hyper-politisation de la justice : les procureurs spécialisés sont devenus de véritables acteurs politiques. L’acte judiciaire a également été militarisé, avec l’entrée en jeu des services secrets et institutions de force, comme les services chargés du renseignement intérieur (SRI). Ce processus a donné naissance à ce qu’on appelle à tort « l’État parallèle » – en réalité, une consolidation de pôles de pouvoir autonomes, opaques, sans contrôle démocratique, capables d’influer directement sur la vie politique et institutionnelle. Au lieu de les contester, les politiciens ont préféré composer avec eux. De plus, la lutte anti-corruption, érigée en enjeu de sécurité nationale, a permis à ces structures d’influencer directement les processus de sélection des responsables politiques en privilégiant ceux qui s’engageaient à ne pas remettre en cause leur autorité.

La campagne anti-corruption a prospéré aussi parce qu’elle a rencontré un soutien social tacite. Le climat de défiance généralisée envers les politiciens et envers l’État a empêché l’émergence d’une opposition à ce discours. Au contraire, elle a trouvé un écho dans l’idéologie néolibérale prônant la réduction du rôle de l’État et sa privatisation. Si les politiciens sont corrompus et l’État inefficace, il semble logique de prôner la privatisation. Il n’est donc pas surprenant que la réforme de la justice engagée en 2017 par Liviu Dragnea[15] ait suscité une opposition de rue massive. Il est d’ailleurs devenu, lui aussi, une victime politique de cette logique [puisqu’il est finalement emprisonné en 2019 pour des faits de corruption].

L’USR a sans doute été le plus grand bénéficiaire de ce climat – jusqu’à un certain point. Lorsque Dan Barna, alors président du parti, a semblé remettre en cause l’autorité de Klaus Iohannis [président de la Roumanie de 2014 à 2025, issu de la droite] en se présentant à la présidentielle, la lutte anti-corruption s’est retournée contre lui, signant sa disparition de la scène politique.

L’AUR, de son côté, a capitalisé sur cette défiance envers les politiciens et leurs fortunes mal acquises en réutilisant la rhétorique anti-corruption contre l’ensemble du système, tout en se présentant comme une alternative de renouvellement. En réalité, il s’agit d’un parti rempli d’anciens membres de formations traditionnelles, parfois eux-mêmes impliqués dans des affaires de corruption. En décrivant la classe politique comme fondamentalement corrompue, l’AUR a capté un vote antisystème, sans remettre en cause les fondements du système lui-même. Cette stratégie, héritée de Traian Băsescu, a été affinée pour s’adapter au contexte post-pandémie.

CR : La lutte anti-corruption a surtout visé un système local tendant à devenir oligarchique.

Mais l’anti-corruption a aussi servi à autre chose : affaiblir le rôle de l’État et démanteler les services sociaux. L’un de ses effets les plus durables a été de déplacer la corruption d’un espace où elle bénéficiait d’un soutien politique – celui du PSD – vers une sphère transpartisane et davantage médiatisée. L’alliance entre hommes politiques et entrepreneurs locaux (certains étant l’un et l’autre à la fois) a été brisée, laissant place à une nouvelle génération de politiciens-lobbyistes, d’intermédiaires, certes moins puissants, mais mieux intégrés au nouvel ordre.

C’est ainsi que la résistance du capital local face au capital global a été neutralisée. Aujourd’hui, quand Nicușor Dan reprend ce vieux slogan de l’anti-corruption, c’est dans une logique nouvelle : celle d’un rejet généralisé des partis, caractéristique d’une phase anti-politique particulièrement dangereuse. Le rêve d’une technocratisation totale et d’un affaiblissement durable des partis politiques n’est pas fondamentalement différent de certaines aspirations des partisans de Georgescu.

Les regards de l’Europe sont aujourd’hui tournés vers la Roumanie, perçue par certains comme un « laboratoire du futur » européen depuis l’annulation inédite des élections de décembre 2024 – une première dans l’histoire de l’UE. Quelles en sont, selon vous, les implications régionales et européennes ?

EV : Ce qui se passe actuellement en Roumanie n’est pas fondamentalement différent de ce qui se produit ailleurs dans le monde, bien que l’annulation des élections ait constitué un choc politique majeur. Le phénomène AUR illustre la combinaison de plusieurs tendances mondiales : nationalisme, néolibéralisme et interventionnisme étatique, dans un contexte de crise persistante du capitalisme néolibéral.

Avec George Simion, le nationalisme des années 1990 ressurgit – celui qui avait été ravivé à l’époque des premières grandes crises post-socialistes. Aujourd’hui, face aux nouvelles contradictions du capitalisme, Simion promet – comme ses prédécesseurs d’extrême droite – la « renaissance du peuple roumain ». Ce discours repose notamment sur la récupération du « respect perdu », un sentiment exacerbé par la pandémie, mais aussi par les gagnants de la démocratie libérale et les investisseurs étrangers. Le résultat est le même que dans les années 1990 : faire disparaître les fractures de classe derrière l’unité fictive de la « famille nationale orthodoxe », tout en redirigeant la colère populaire vers les minorités ethniques ou sexuelles.

Les nationalistes d’alors, pourtant, n’ont jamais pu empêcher ni les privatisations, ni l’arrivée massive des investissements étrangers qui ont façonné le capitalisme roumain. Ils étaient isolés. Aujourd’hui, George Simion, eurodéputé, bénéficie du soutien du groupe des Conservateurs et Réformistes européens (CRE), inspiré par Giorgia Meloni. L’extrême droite roumaine partage aussi des affinités avec le groupe des Patriotes pour l’Europe (regroupant notamment Viktor Orbán et Marine Le Pen), ou encore avec le plus petit mais influent groupe Europe des Nations souveraines, dominé par l’AfD allemande.

Il recycle également le programme économique néolibéral du tandem Băsescu–Boc[16], qui avait imposé les mesures d’austérité recommandées par la Commission européenne après la crise de 2008 : coupes salariales, réduction des dépenses de santé et d’éducation, démantèlement de l’État social et glorification de l’investisseur étranger. Simion promet aujourd’hui la réduction massive des effectifs dans la fonction publique (jusqu’à 500 000 emplois supprimés), une baisse des impôts et des cotisations sociales.

Enfin, Simion s’inscrit dans une tendance interventionniste qui a émergé plus récemment. Celle-ci a été amorcée par le gouvernement Cîțu en 2020-2021 (dans une coalition PNL-USR), qui a fait de l’État un garant des profits pendant la période de la pandémie de COVID-19. Cette logique s’est poursuivie sous la coalition PSD-PNL (2021-2025), à travers la subvention du secteur énergétique et la hausse continue du budget militaire.

FP : Il existe une théorie intéressante selon laquelle l’Europe de l’Est post-socialiste aurait souvent servi d’avant-garde aux dynamiques politiques qui se sont ensuite imposées en Europe de l’Ouest et aux États-Unis. Dans cette perspective, Viktor Orbán aurait préfiguré aussi bien la vague de nationalisme populiste en Europe que l’irruption de Donald Trump outre-Atlantique. Cette théorie a ses mérites, dans la mesure où elle met en évidence le fait que les expérimentations néolibérales brutales menées en périphérie post-communiste ont produit des effets politiques profonds, qui ne commencent à se manifester à l’Ouest que maintenant — là où les capacités de résistance au néolibéralisme ont longtemps été plus robustes, ce qui n’est d’ailleurs plus le cas aujourd’hui.

En lien avec la lutte anti-corruption évoquée précédemment, il convient de rappeler une autre caractéristique majeure de la vie politique en Europe de l’Est, qui pourrait également gagner du terrain à l’Ouest : pendant longtemps, perdre une élection ne signifiait pas seulement quitter la scène politique, mais pouvait aussi entraîner une incarcération. Les cas d’Adrian Năstase, Liviu Dragnea et d’autres responsables en sont des exemples emblématiques.

CR : L’Europe de l’Est est aujourd’hui à l’arrière-garde, pas à l’avant-garde. Les signaux émis par la Roumanie traduisent une volonté de conformité face aux nouvelles reconfigurations européennes. Le pays opère comme un révélateur de la fragilité de l’UE. Les messages contradictoires que cette dernière a adressés dans le cadre de la guerre russo-ukrainienne sont aussi visibles à sa périphérie, en Europe de l’Est.

À ce titre, le signal qui émane de la Roumanie est plutôt pessimiste : les responsables politiques roumains appellent presque à haute voix à des directives venues de l’extérieur. Même les souverainistes, dans les faits, ne réclament rien d’autre qu’une ligne ferme qui soit dictée par Donald Trump. Ce moment politique est marqué par une étrange forme de nostalgie pour l’époque où Bruxelles ou Washington dictaient clairement la trajectoire à suivre.

Donc pour ironiser à la manière des souverainistes eux-mêmes, on pourrait résumer la situation par ce cri paradoxal : « Donnez-nous un maître, car sans lui, nous étouffons. »

L’intégration de la Roumanie à l’UE a massivement accéléré la migration des Roumains vers d’autres pays ouest-européens. Aujourd’hui, cette « machine » de gestion de la main-d’œuvre à l’échelle régionale qu’est l’UE semble montrer toutes ses limites, si l’on considère que la diaspora a massivement voté pour l’extrême-droite. Comment interpréter ce phénomène ? Quel rôle politique jouent les Roumains qui vivent et travaillent à l’étranger ?

EV : Le chômage provoqué par la fermeture progressive de la plupart des anciennes usines d’État, privatisées jusqu’au milieu des années 2000, a été largement invisibilisé par la migration transnationale des Roumains. Cette dernière a été rendue possible par l’ouverture des frontières et, plus tard, par l’adhésion à l’UE. Une analyse de 2024 abordait la question en ces termes : « Selon le rapport Eurostat pour 2019, les citoyens roumains en âge de travailler vivant dans l’UE représentent environ un cinquième de la population de notre pays, ce qui en fait de loin le plus grand groupe national parmi les citoyens mobiles de l’UE. »

L’idée sous-jacente à cette analyse est que la mobilité est une chose positive. Bien sûr, être mobile peut être une bonne chose. Mais il faut se demander : qui devient mobile, pour quelles raisons (par contrainte, pour obtenir un meilleur emploi, ou simplement pour trouver un travail), quels types d’emplois sont accessibles grâce à cette mobilité (en termes de salaire, de protection sociale), et quels sont les coûts humains de cette mobilité (désintégration familiale, insécurité, vulnérabilité face aux employeurs abusifs) ?

Les données Eurostat sur les citoyens mobiles de l’UE en âge de travailler montrent que la situation de la Roumanie est exceptionnelle : en 2020, la part de la population roumaine de 20 à 64 ans engagée dans la migration transnationale atteignait près de 20 %, contre près de 12 % en 2010, alors que la moyenne européenne est restée sous les 5 %, avec une légère augmentation entre 2010 et 2020. Cela montre que les migrations ne se sont pas estompées même dans les années de stabilité et de croissance économique. Sans ces flux migratoires systémiques, les taux de risque de pauvreté (31,5% en 2007 ; 27,8% en 2020, 25,4% en 2022) ou d’exclusion sociale (47 % en 2007, 35,6 % en 2020, 34,4 % en 2022) – auraient probablement été encore plus élevés en Roumanie.

L’augmentation continue du nombre de migrants économiques roumains est aussi un symptôme du caractère dépendant du développement économique du pays. D’une part, il s’agit de masses importantes de personnes dépendantes d’emplois et de conditions de vie à l’étranger, dans un contexte d’insécurité liée à leur statut. En 2019, 23,3 % travaillaient en Allemagne, 17 % au Royaume-Uni, 15,7 % en Italie, 11,2 % en Espagne, 3,1 % en Autriche – des pays qui ont profité d’une main-d’œuvre bon marché et précaire.

D’autre part, cette dépendance se manifeste par l’importance des transferts financiers effectués par les migrants. En 2021, ces transferts représentaient 3,2 % du PIB roumain, ce qui plaçait le pays au troisième rang dans l’UE. En 2023, la diaspora roumaine a transféré 3,6 milliards d’euros, soit l’équivalent de la somme reçue dans le cadre du PNRR [plan de relance européen] pour l’éducation.

FP : Même si elle représente environ 10 % du corps électoral, la diaspora ne joue pas un rôle aussi déterminant qu’on le prétend, si ce n’est peut-être sur le plan symbolique. Les élections se gagnent ou se perdent en Roumanie, pas à l’étranger.

Les Roumains de la diaspora ont été valorisés lorsqu’ils ont contribué, par leur vote, à l’accession au pouvoir de présidents de droite comme Traian Băsescu ou Klaus Iohannis. Mais dès lors que son vote a basculé en faveur de l’AUR, elle s’est retrouvée stigmatisée. Il serait nécessaire d’ouvrir un vaste débat sur l’évolution de la diaspora roumaine au cours des 35 dernières années. Nous avons aujourd’hui affaire à deux générations d’émigrants, ce qui introduit une complexité supplémentaire dans l’analyse. Je me limite ici à deux observations :

Premièrement, la pandémie a joué un rôle essentiel dans le renforcement du sentiment anti-État et anti-classe politique, déjà très présent au sein de la diaspora. Les humiliations subies en Europe de l’Ouest, où ils ont été expulsés sans soutien, puis accueillis en Roumanie comme des porteurs potentiels du virus, ont renforcé leur posture radicale, anti-système. L’AUR a su voir et exploiter électoralement cette évolution.

Deuxièmement, la situation économique de la diaspora en Europe de l’Ouest a radicalement changé ces cinq dernières années. Leurs revenus ont stagné, voire diminué ; leur pouvoir d’achat a été érodé par l’inflation, tandis que les hausses de prix et de salaires dans certains secteurs en Roumanie ont réduit l’écart entre les deux mondes. Il y a encore dix ou quinze ans, les émigrés revenus au pays pendant l’été jouissaient d’un prestige réel, apparaissant comme une petite bourgeoisie locale. Aujourd’hui, ce statut est de plus en plus difficile à maintenir. Bien qu’ils résident dans des zones urbaines en Europe de l’Ouest – bien que souvent en banlieue – ils n’ont ni l’accès économique ni la reconnaissance symbolique nécessaires pour s’insérer dans les grands centres urbains roumains – Bucarest, Cluj ou Timișoara.

Une fracture culturelle et sociale s’est installée, perceptible jusque dans les échanges violents entre partisans de Simion et de Dan sur TikTok entre les deux tours. La dynamique électorale de la diaspora devra être suivie de près à l’avenir, d’autant plus que les élections de 2025 ont révélé une mobilisation bien plus importante que prévu.

Enfin, un sujet mériterait un débat spécifique : celui de la « diaspora moldave », c’est-à-dire des citoyens de la République de Moldavie ayant acquis la double nationalité roumaine. Traian Băsescu avait assoupli les critères d’obtention pour élargir sa base électorale – ce qu’il a effectivement réussi. Mais cette décision a introduit un déséquilibre démocratique non négligeable dans la représentativité du vote roumain – un sujet encore tabou.

CR : La diaspora roumaine a fait part de la crise européenne qu’elle traverse. Le Brexit, les départs massifs vers l’Allemagne, la stagnation ou la baisse des salaires, et l’aggravation des conditions de travail ont transformé pour beaucoup le sacrifice de l’exil en un effort devenu vain. Le message transmis par la diaspora est clair : « nous voulons revenir chez nous ». Ce qu’il faut comprendre, c’est que pour beaucoup de Roumains, le travail à l’étranger n’est plus aussi rentable qu’auparavant. Ce désenchantement s’explique par deux facteurs : l’arrivée continue de nouveaux migrants en Europe de l’Ouest, prêts à accepter des salaires encore plus bas que les Roumains, et le fait que l’Occident n’a jamais cherché à intégrer la main-d’œuvre venue de l’Est, préférant l’exploiter dans des conditions précaires et déshumanisantes.

Cette « diaspora navetteuse » – engagée dans des travaux saisonniers pénibles – a exprimé un fort soutien à Georgescu. Car pour ces exilés de longue date, l’évidence s’impose : s’il fut un temps où l’on pouvait fuir vers l’Ouest, cette possibilité est en train de se refermer pour nous. Et la question s’installe : quand tout s’effondrera, où pourrons-nous encore fuir ? Je crois qu’il faut ne pas ignorer ce message – celui de la promesse de faire revenir les Roumains au pays – un discours qui a été très présent dans la campagne menée par Georgescu.

Les Roumains ont souvent été perçus comme profondément pro-occidentaux, attachés à l’intégration européenne et à l’appartenance à l’OTAN. Y a-t-il aujourd’hui un refroidissement dans la relation entre la Roumanie et l’Union européenne ? La percée de l’extrême droite aux dernières élections peut-elle être interprétée comme une forme de critique populaire de l’UE ?

EV : En Roumanie, l’adhésion à l’UE a été vécue comme un projet de sauvetage national. Pour le comprendre, il faut se souvenir de l’austérité des années 1980, qui a ruiné les espoirs de prospérité nés dans les années 1970, tout en supprimant peu à peu les droits civils et politiques. Il faut aussi se souvenir de la crise des années 1990, conséquence directe des politiques de privatisation, de libéralisation des prix et de fermeture des usines. L’entrée dans l’UE représentait alors l’espoir d’un État providence à l’occidentale, fondé sur la prospérité économique et les libertés individuelles.

Le discours pro-européen actuel, en Roumanie, s’aligne en réalité sur le modèle néolibéral instauré par le traité de Maastricht en 1993, marqué par la domination politique du Parti Populaire européen au parlement européen et à la Commission européenne, le marché unique et la libre circulation des capitaux, l’union des marchés financiers, promotion des investissements privés (y compris dans l’armement), discipline budgétaire (sauf pour les dépenses militaires). À l’opposé, les discours souverainistes prônent un retour à une Europe des nations, fondée sur la libre circulation des marchandises, à l’image de la Communauté économique européenne d’avant Maastricht.

Le discours pro-européen actuel comme le souverainisme nostalgique ne remettent pas en question ce socle néolibéral. Dan et Simion ignorent l’idéal d’une Europe sociale, fondée sur l’égalité, la solidarité, la paix. Ils sont tous deux anticommunistes. Ils soutiennent la militarisation et la réduction drastique des dépenses publiques. La seule différence réside dans le capital qu’ils défendent : l’un favorise le capital étranger, l’autre le capital national.

Ceux qui sont mieux insérés dans le marché et qui continuent de croire aux valeurs libérales vont favoriser l’Alliance de la droite unie ou l’USR par rapport au PNL (accusé de collaborer avec le PSD). Ils considèrent que la voie tracée par le PPE [Parti populaire européen, parti européen regroupant des forces centristes et de droite] reste pertinente, tant sur les plans économique que militaire – à condition d’être appliquée plus fermement. En l’absence d’une gauche socialiste, les électeurs se partagent entre Simion et Dan, dans ce qui apparaît comme une révolution politique par les urnes, à l’intérieur du cadre de la démocratie libérale.

Cette division est aussi territoriale. Le développement inégal est une caractéristique structurelle du capitalisme. Il se traduit par une logique contradictoire : le capital a besoin de territoires sous-développés pour absorber les excédents, mais aussi de la possibilité de s’en retirer à tout moment si la rentabilité diminue. Pour cela, il lui faut un État qui ne régule pas les mouvements de capitaux, qui sécurise ses investissements et oriente les politiques publiques vers des secteurs d’intérêt — aujourd’hui, l’industrie militaire.

FP : Il n’y a pas eu de soulèvement de l’extrême droite en Roumanie. D’ailleurs, l’extrême droite européenne actuelle est largement pro-Union européenne et fortement internationalisée. Le Parlement européen offre une tribune bien plus visible et bruyante à ces partis que ne le font les parlements nationaux. Donc accuser l’extrême droite roumaine d’isolationnisme ou de velléités de sortie de l’UE est une lecture déconnectée de la réalité. Ces élections ont montré que les Roumains abordent leur relation à l’UE de manière quasi religieuse, le scrutin devenant un rituel d’affirmation de cette adhésion. Dès l’annonce de la victoire de Nicușor Dan, les drapeaux européens ont envahi Bucarest et les grandes villes. Les Roumains demeurent les plus pro-européens d’Europe, refusant toute critique envers l’UE – même les plus rationnelles. C’est une manière locale de manifester, depuis 1848, leur aspiration à appartenir à une civilisation jugée supérieure, qu’il s’agisse des enfants de boyards ou des descendants de paysans longtemps exclus du progrès. Ce désir d’affirmation à travers l’Europe transcende les classes sociales et leurs orientations politiques. La droite néolibérale comme la gauche ont arboré le drapeau européen, de façon réelle ou symboliquement, durant cette campagne. Les retraités comme les jeunes cadres urbains qui dépensent en un week-end l’équivalent d’une retraite moyenne ont voté pour l’Europe. L’épouvantail russe reste un puissant facteur mobilisateur : l’anti-russisme, inscrit dans la genèse même de l’État roumain, est souvent associé à un anticommunisme viscéral, créant un cocktail pro-UE particulièrement efficace – comme l’a encore montré la victoire de Nicușor Dan.

CR : Ici je répondrais par une histoire. Dans un village pauvre, on a construit une école européenne, avec des toilettes modernes, etc. Les débuts furent apocalyptiques. 120 enfants se trouvaient face à des équipements qu’ils ne savaient pas utiliser. Les institutrices ont dû enseigner aux enfants comment tirer la chasse d’eau et se laver les mains. L’UE est apparue dans certaines zones comme un bel OVNI, mais qui n’a fait que souligner davantage les fractures sociales. Certaines couches sociales sont si marginalisées qu’une école bien équipée ne suffit pas à leur permettre de s’élever socialement. Il subsiste donc un ressentiment envers les dépenses européennes, qui paraissent parfois perçues comme de simples façades masquant une misère persistante.

On constate que l’Union européenne est aujourd’hui disposée à soutenir des positions discutables du point de vue du « libéralisme démocratique » au nom de la « stabilité ». C’est ce que l’on observe dans les Balkans, avec l’appui accordé aux gouvernements de Vučić en Serbie ou d’Edi Rama en Albanie. L’attitude de la Commission européenne vis-à-vis de l’annulation de l’élection présidentielle en Roumanie peut-elle être interprétée dans une perspective analogue ?

EV : L’annulation du premier tour de l’élection présidentielle de novembre dernier, au cours duquel Călin Georgescu [candidat d’extrême-droite indépendant à la rhétorique anti-européenne et anti-OTAN] avait recueilli près de 23 % des suffrages contre 19 % pour Elena Lasconi [candidate libérale arrivée en deuxième position], a probablement été approuvée par la Commission européenne. Cette dernière ne souhaite pas voir émerger un nouveau centre de gravité patriotique ou souverainiste en Europe de l’Est. Toutefois, elle ne juge pas nécessaire de recourir à des compromis comparables à ceux conclus dans les Balkans, dans la mesure où le contrôle exercé sur la Roumanie passe déjà par les structures de l’adhésion à l’Union.

Le cas de Simion diffère quelque peu de celui de Georgescu, car il appartient à un groupe parlementaire influencé par la politique et la personnalité de Giorgia Meloni, elle-même intégrée de manière relativement réussie aux processus décisionnels des institutions européennes.

FP : Pas nécessairement. L’influence de la Commission européenne est considérablement plus marquée en Roumanie que dans les pays mentionnés. Elle a joué un rôle actif dans l’annulation du scrutin, soutenant par la suite cette décision, car elle était directement concernée par l’issue de l’élection présidentielle roumaine. Deux types d’acteurs ont cherché à peser sur le choix du président. Au niveau supranational, c’étaient les institutions de l’UE, en particulier la Commission et le Conseil européen. Personne à l’Europe ne veut d’un nouveau Viktor Orbán, susceptible de s’opposer frontalement à leurs orientations, voire de les bloquer. De ce point de vue, la Commission a directement voulu annuler le premier tour, étant donné qu’aucun des candidats ne présentait de garanties de stabilité (Georgescu à cause de son discours explicite, Lasconi en raison de son imprévisibilité et de son manque d’expérience).

Au niveau national, les principaux acteurs préoccupés par l’élection sont ceux dont la survie politique ou institutionnelle est directement liée au nouveau président : chefs des services secrets, membres de la Cour constitutionnelle, magistrats, diplomates. Il est logique qu’ils cherchent, dans les limites de leur rôle institutionnel, à influencer l’issue du scrutin en faveur d’un président favorable à leurs intérêts. Cela s’est manifesté tant dans le premier tour annulé que dans le second, même si de telles interventions demeurent difficiles à documenter empiriquement.

La guerre en Ukraine a profondément affecté l’espace politique roumain et généré des mutations sociales majeures. Quelles tensions ou contradictions ce conflit a-t-il mises au jour dans ce contexte ?

EV : Ce conflit a mis en évidence le renforcement d’une dynamique de militarisation, symptôme d’une reconfiguration du capitalisme mondial dans sa phase post-néolibérale, marquée par la recherche de nouveaux régimes d’accumulation du capital – un processus auquel la Roumanie prend part. Si la course à l’armement est intensifiée par la guerre en Ukraine, elle s’est amorcée bien avant : dès 2020, la Roumanie, sous l’égide du président Iohannis, signait un contrat de 4 milliards de dollars avec les États-Unis pour l’acquisition de sept systèmes de missiles Patriot. Elle a poursuivi cette stratégie en 2024 avec des achats de missiles pour F-18 à hauteur de 180 millions de dollars.

À partir du lancement par la Commission européenne du programme ReArm Europe en 2025, rebaptisé Readiness 2030, il est devenu clair que l’un des moyens pour les États et les organisations supra-nationales de relancer l’économie de l’UE et sa réindustrialisation était de passer par des investissements publics et privés dans le complexe industrialo-militaire. Simion, bien que critique de l’aide militaire à l’Ukraine, soutient cette orientation pro-armement. Dan quant à lui, pleinement aligné sur Bruxelles, projette de porter le budget de la défense à 3,5 % du PIB. Cela s’inscrit dans un contexte où, tout en réaffirmant les règles de discipline budgétaire du Pacte de stabilité et de croissance de 1997, la Commission européenne les exclut du calcul du déficit public. Mais si l’on considère qu’un déficit supérieur à 3 % du PIB est néfaste pour l’économie, les dépenses militaires qui contribuent à ce dépassement – qu’elles soient comptabilisées ou non – compromettent également l’équilibre macroéconomique.

Cela révèle une contradiction inhérente à la politique économique européenne, pourtant largement naturalisée et perçue comme inévitable, au nom de la rentabilité du capital privé, qui bénéficie de l’essor des ventes d’armes aux États en situation de pré-conflit – ou, selon l’euphémisme usuel, « se préparant à la paix par la guerre ».

Ces politiques engendrent évidemment des tensions. Une part importante de la population rejette l’idée d’un budget public consacré à l’armement, mais exprimer ce refus équivaut de plus en plus à être taxé de trahison ou de soutien à Poutine. Une pression morale massive contribue à la fabrication d’un consensus pro-militarisation, notamment à travers l’exacerbation de la russophobie et du sentiment de menace émanant de la Russie, particulièrement dans les pays frontaliers de l’Est de l’Union.

Par ailleurs, des tensions se sont également manifestées, dans les débats formels comme informels, autour de l’implication de la Roumanie dans le conflit. Une partie significative de la population considère cette implication comme souhaitable, tandis qu’une autre estime que seule une solution diplomatique peut garantir une paix durable, et que l’envoi d’armes ou de troupes supplémentaires ne ferait que prolonger un conflit déjà transformé en guerre par procuration.

La question d’une implication plus directe, au-delà des contributions déjà visibles – comme le don d’un système de missiles Patriot à l’Ukraine, que la Roumanie doit désormais remplacer par un achat aux États-Unis – est demeurée tendue, en raison notamment des pressions exercées par la France, le Royaume-Uni et d’autres puissances européennes. Ces dernières ont constitué une « coalition des volontaires », désireuses de poursuivre le soutien militaire à l’Ukraine tout en s’impliquant dans le processus de paix si celui-ci venait à être lancé. La participation à de telles initiatives comporte également un enjeu pour le secteur privé roumain : elle pourrait être une condition d’accès à la reconstruction de l’Ukraine – autre opportunité de profit tiré du chaos généré par le capitalisme, en l’occurrence par la guerre.

FP : Comme l’a bien noté Enikő, la principale transformation induite par la guerre en Ukraine est la militarisation croissante de l’espace public et du fonctionnement de l’État. Cette dynamique s’est traduite par l’augmentation des budgets de défense, la classification des informations relatives à l’implication de la Roumanie dans le conflit, la concentration des décisions stratégiques au sein du CSAT [le Conseil suprême de défense du pays] – un organe opaque inaccessible au public –, et par l’omniprésence médiatique de généraux à la retraite, mobilisés pour fournir des clés d’interprétation à l’actualité. En somme, le conflit a accéléré une mutation autoritaire de la société vers une logique de caserne, accompagnée de normes et d’idéologies spécifiques. Les voix dissidentes ont été accusées de collaboration avec l’ennemi – à savoir la Russie – et exclues de la communauté nationale, symboliquement ou concrètement. Cette militarisation, amorcée durant la pandémie, s’est approfondie sans opposition dans le contexte du conflit armé.

Mais cette dynamique a aussi produit des effets contraires, électoralement profitables à l’AUR. Les accords opaques passés par la Commission européenne pour soutenir l’Ukraine ont eu des répercussions négatives sur certains groupes sociaux, notamment les agriculteurs et les exportateurs roumains, déclenchant une mobilisation contre leurs homologues ukrainiens. Des acteurs nationalistes, engagés depuis longtemps dans des conflits identitaires avec l’État ukrainien dans des zones à population roumaine, ont trouvé l’occasion de remettre leurs revendications sur le devant de la scène. Des décisions perçues comme portant atteinte à l’intérêt national – telles que l’élargissement du canal Bîstroe ou la surcharge du port de Constanța – ont renforcé la rhétorique de l’AUR.

La circulation d’images montrant des civils ukrainiens enrôlés de force ou morts au combat a nourri une opposition populaire, latente mais généralisée, au discours belliciste des autorités. Ce sentiment a contribué de manière significative à un vote de rejet du système.

Enfin, dans certaines régions – Tulcea, Constanța, Bucarest – les Roumains sont entrés en relation avec des réfugiés Ukrainiens. Étant donné que ces derniers appartenaient à des classes sociales supérieures à la majorité des Roumains, ce décalage a exacerbé des tensions sociales qui ont été requalifiées culturellement : ces réfugiés ont été perçus comme inférieurs, arrogants, ou pas civilisés. L’hospitalité roumaine proverbiale (par ailleurs complètement inventée) a été mise à mal à ce moment-là, laissant rapidement place à un discours de rejet, alimenté par de fausses informations (par exemple sur des allocations prétendument décuplées pour les enfants ukrainiens), ce qui a nourri les affects électoraux.

Ce phénomène mériterait une enquête ethnographique, notamment sur les pratiques frauduleuses de certains membres des classes moyennes roumaines, propriétaires d’appartement, qui ont déclaré héberger des Ukrainiens pour percevoir des allocations de l’État, et qui ont menti sur leurs déclarations pour percevoir davantage de financements publics.

CR : La guerre en Ukraine a fait prendre conscience à la population roumaine d’une réalité, celle de son appartenance à l’OTAN, et du fait que la Roumanie a des partenaires tels que les États-Unis – avec lesquels elle s’est déjà engagée dans des conflits militaires. Jusqu’ici, ces conflits étaient lointains, ils détruisaient certes des régions du monde, mais sans nous affecter. Sauf que maintenant, les Roumains ont compris qu’une entrée en guerre était une potentialité. Je n’ai rien à ajouter à ce qu’ont déjà exprimé mes collègues, sinon que le zèle servile des élites roumaines à l’égard des directives européennes est devenu, dans ce contexte, franchement obscène.

Notes :


[1] L’Union sauvez la Roumanie est fondée en 2015 par Nicușor Dan. Bien qu’elle soit considérée comme un parti de centre-droit de tendance libérale, cette formation regroupe différentes tendances, de droite comme de gauche, conservatrices et progressistes, fédérées par l’anti-corruption. Depuis sa formation, le parti a traversé plusieurs scissions dues à ces tendances divergentes.

[2] L’Alliance pour l’unité des Roumains est créée par George Simion en 2019. Ce parti, qui porte un un discours ultraconservateur, nationaliste, pro-famille et orthodoxe, a connu une ascension fulgurante à partir de la pandémie de COVID-19 grâce à des manifestations organisées contre les mesures sanitaires. George Simion est quand à lui originellement issu d’un mouvement nationaliste militant pour  le rattachement de la République de Moldavie à la Roumanie, sur la base des limites territoriales du Royaume de Roumanie de l’entre-deux guerres.

[3] Le Parti social-démocrate est le nom attribué en 2001 à un parti issu de la recomposition du Front de salut national (FSN), qui est créé après 1989 par d’anciens membres de la nomenklatura communiste et qui assure la transition après la chute du régime socialiste.

[4] Le Parti national libéral est un parti de droite fondé au XIXe siècle, interdit pendant la période socialiste, puis reformé en 1990.

[5] Pour davantage de détails, voir ce rapport en roumain.

[6] Le néo-légionarisme fait référence à un courant politico-religieux d’extrême-droite nationaliste et antisémite existant depuis chute du régime socialiste en Roumanie. Ce mouvement cherche à réhabiliter la mémoire des légionnaires fascistes, la Garde de fer, qui ont dirigé la Roumanie en 1940, sous la direction du maréchal Antonescu.

[7] Liviu Dragnea est arrêté puis emprisonné pour détournements de fonds publics, dans une affaire d’emplois fictifs.

[8] Premier président de Roumanie après 1989 et homme politique issu de la nomenklatura du Parti communiste roumain.

[9] L’Administration nationale pour l’administration fiscale roumaine (ANAF, équivalent du fisc) a découvert que le PNL avait financé une partie de la campagne de promotion de Calin Georgescu sur Tiktok, afin de le favoriser au détriment de ses adversaires.

[10] Le 6 décembre 2024, la Cour constitutionnelle de Roumanie a annulé les élections présidentielles, accusant Călin Georgescu d’avoir violé la loi électorale (sur le financement notamment) et d’avoir bénéficié du soutien de la Russie, qui aurait multiplié les faux comptes Tiktok pour diffuser du contenu favorable à ce candidat.

[11] Le parti « Grande Roumanie » est un parti d’extrême-droite fondé après la chute du socialisme. Il plaide pour la réunification de la Roumanie, de la Moldavie et d’une partie de l’Ukraine, sur la base des frontières de l’ancien royaume de Roumanie de l’entre-deux guerres. Son dirigeant, Corneliu Vadim Tudor, est arrivé en deuxième position aux élections présidentielles de 2000.

[12] Cluj se trouve dans une région à forte minorité hongroise.

[13] Les évènements de Târgu-Mureș, ville à forte minorité hongroise située dans le centre de la Roumanie se sont déroulés en 1990 à la suite de fausses rumeurs selon lesquelles la Hongrie projetterait de récupérer une partie de la Transylvanie roumaine. Attisées par une organisation nationaliste d’extrême-droite roumaine, Le foyer roumain (Vatra Românească), les tensions ont conduit à la mort de cinq personnes. 278 blessés ont par ailleurs été dénombrés.

[14] Adrian Năstase dirige le gouvernement roumain de 2000 à 2004. Candidat à la présidentielle en 2004, il perd les élections face à Traian Băsescu, le candidat de la droite. Accusé de corruption, il est condamné à de la prison à deux reprises, en 2012 et en 2014.

[15] En janvier 2017, Liviu Dragnea, alors président du PSD, tente de faire passer un décret gouvernemental qui dépénalise plusieurs infractions et rend l’abus de pouvoir passible de peines de prison uniquement s’il engendre un préjudice supérieur à 44 000 euros. Le décret a été vu comme le moyen pour Liviu Dragnea d’échapper au principal chef d’accusation le visant, dans un procès d’emplois fictifs qui s’était ouvert quelque jours avant sa promulgation. D’importantes manifestations ont éclaté en opposition à cette réforme de la justice.

[16] Emil Boc est premier ministre de la Roumanie entre 2008 et 2012, sous la présidence de Traian Băsescu.