Vers la guerre civile en Israël ?

En mettant l’accent sur des tensions qui, depuis 2023, semblent avoir franchi un seuil critique, ce texte propose de revenir sur les contradictions internes qui traversent actuellement la société israélienne. L’enjeu est de déplacer le regard : il s’agit de penser les dynamiques propres au système israélien non comme des réalités extérieures au drame en cours en Palestine, mais comme des contradictions susceptibles, à terme, de rouvrir des possibles stratégiques pour le mouvement de libération nationale palestinien.

La cause palestinienne s’impose comme l’un des enjeux politiques majeurs du moment présent. Les développements des deux dernières années en témoignent : elle reconfigure les lignes de fracture à l’échelle mondiale, ravive des imaginaires anti-impérialistes et cristallise, au sein des scènes politiques nationales, des positions souvent irréconciliables qui forcent à prendre parti.

Le déroulement récent des événements à Gaza, dans toute leur tragédie – dizaines, voire probablement centaines de milliers de morts et millions de déplacés – révèle une réalité politique de plus en plus difficile à ignorer : la question de la libération palestinienne ne peut désormais plus être pensée indépendamment d’une crise profonde et interne à l’État israélien. L’un et l’autre processus apparaissent liés de manière consubstantielle : l’impasse du projet national palestinien est inséparable de l’enlisement du système politique israélien, et réciproquement. Ce constat impose un renversement de perspective : la paix ne naîtra pas d’un simple compromis entre deux entités stables, mais sans doute d’un dérèglement interne majeur de l’une d’entre elles – en l’occurrence, d’un choc politique et social au cœur même d’Israël.

A fortiori, la victoire du peuple palestinien ne peut résulter vraisemblablement ni d’un basculement géopolitique régional seul, ni d’une simple pression extérieure, ni même d’une mobilisation unifiée du monde arabe ou musulman. Elle suppose une rupture dans les équilibres internes qui fondent la stabilité israélienne depuis les années 1990. Autrement dit, la possibilité même d’un changement radical dans la situation palestinienne est conditionnée par l’effondrement – partiel ou total –  de l’ordre social, politique et idéologique qui lie les différentes composantes de la société israélienne.

Ce compromis repose aujourd’hui sur un équilibre instable entre plusieurs blocs sociaux antagonistes, qui coexistent sans jamais fusionner : les élites libérales et sécuritaires des centres urbains, les classes populaires Mizrahim et les périphéries orientées à droite, les ultra-orthodoxes, les colons, les Arabes israéliens. Ces groupes défendent des visions du monde irréconciliables, mais convergent, hormis la minorité arabe, autour d’un même ordre institutionnel, tenu par l’armée, la haute administration, et une économie hautement internationalisée, intégrée aux circuits occidentaux.

Or, cet ordre vacille. L’année 2023 en offre une illustration saisissante. Le projet de réforme judiciaire du gouvernement Netanyahou cristallise un affrontement de plus en plus dur entre les élites juridiques et économiques et la coalition nationaliste-religieuse au pouvoir. Ce conflit, loin d’être conjoncturel, révèle l’approfondissement d’une crise de régime : ce n’est plus seulement la politique étrangère ou la question palestinienne qui divise, mais la définition même de l’État, de ses normes, de sa légitimité. Ce type de crise ne peut qu’avoir des répercussions profondes sur la structure du pouvoir et sur les marges d’action de l’État face à la résistance palestinienne.

Dans le même temps, la détérioration du cadre géopolitique régional ouvre une autre faille. Si les États-Unis venaient à redéfinir leur engagement au Proche-Orient, sous l’effet de priorités stratégiques concurrentes en Asie-Pacifique, ou si les relations d’Israël avec la Turquie, l’Arabie saoudite ou l’Égypte se tendaient durablement, alors l’environnement stratégique d’Israël se fragiliserait. Mais là encore, cette évolution ne suffirait pas. Sans une répercussion directe sur l’équilibre interne israélien – sans un effet déstabilisateur profond sur son économie, sur la cohésion de ses forces armées, ou même sur le consentement des élites à l’ordre existant –, la cause palestinienne resterait marginalisée, confinée à une gestion sécuritaire ou militaire.

C’est pourquoi la libération palestinienne n’est envisageable qu’à partir du moment où ces deux dynamiques – interne et externe – se renforcent mutuellement. Une crise géopolitique sans faille interne sera contenue. Une polarisation interne sans isolement géostratégique sera réprimée. Mais si une crise sociale, économique et politique majeure devait ébranler la structure israélienne au moment même où ses alliances régionales se distendent, alors un espace d’indécision pourrait s’ouvrir. Ce moment de vacillement, toujours imprévisible, constituerait la condition d’une  solution de la question palestinienne, non plus sous la forme d’une concession diplomatique ou d’un geste humanitaire, mais comme une rupture historique susceptible de redessiner les équilibres régionaux, du Jourdain à la mer – et potentiellement bien au-delà.

Explorer cette hypothèse suppose un retour sur la genèse et l’évolution des clivages constitutifs d’Israël. Loin d’être un bloc homogène, la société israélienne est traversée de tensions ethno-nationales, religieuses, sociales et politiques, dont certaines plongent leurs racines dans la première moitié du XXe siècle. Longtemps maintenues en deçà du seuil critique, ces lignes de fracture s’exacerbent aujourd’hui au point que l’idée, autrefois difficile à concevoir, d’un effondrement de l’intérieur trouve désormais écho dans le débat public israélien lui-même.

Ce texte propose ainsi une relecture des dynamiques récentes à l’aune de cette hypothèse. Il retrace les principales figures de la conflictualité interne israélienne, en s’attardant sur les tensions qui, depuis 2023, semblent atteindre ce seuil critique. L’enjeu est un déplacement de regard qui permettra de mieux comprendre comment les contradictions internes à Israël pourraient, à terme, rouvrir le champ du possible pour le mouvement de libération palestinien.

Du sionisme socialisant au néo-libéralisme sécuritaire : une brève histoire économique d’Israël

Le premier paradigme économique du proto-État israélien, apparu dès les années 1930, est marqué par un projet de colonisation de peuplement centré sur l’agriculture extensive1. Cette phase répond à un double objectif : préparer une souveraineté territoriale par la colonisation agraire et établir les fondements économiques d’une société nationale autonome. L’acquisition des terres constitue alors une priorité pour le mouvement sioniste, qui conçoit la propriété du sol et sa mise en culture comme le vecteur d’une future légitimité territoriale et nationale. Cette dynamique s’effectue directement au détriment des paysans palestiniens, expulsés ou marginalisés, et repose sur des investissements étrangers provenant de la diaspora, souvent peu rentables sur le plan économique, mais jugés nécessaires au nom de l’idéologie de la colonisation et de la consolidation territoriale.

À partir de la création de l’État d’Israël en 1948, le deuxième paradigme économique se focalise sur l’impératif démographique. L’objectif prioritaire est l’intégration rapide et massive de plusieurs millions d’immigrés, provenant notamment des communautés juives venues du monde arabe, les Mizrahim. Dans ce processus, la Histadrut, centrale syndicale dotée d’un pouvoir économique et politique considérable, joue un rôle central en parallèle d’un État encore en construction. La Histadrut contrôle une part significative des grandes entreprises industrielles nationales. Elle distribue des ressources et incarne une forme poussée d’étatisme syndical qui permet une planification capitaliste semi-centralisée. Toutefois, l’objectif est le développement de l’économie par la mise au travail de la main-d’œuvre immigrée et elle ne développe pas de politique redistributive. Cette intégration, menée sans véritables politiques sociales d’accompagnement, exacerbe une fracture socio-économique profonde entre les Ashkénazes, arrivés en majorité avant 1948 et bénéficiant souvent d’un capital et/ou d’un niveau de qualification supérieur, et les Mizrahim, confrontés à des conditions difficiles, marquées notamment par l’expérience des camps provisoires, les ma’abarot. Cette fracture socio-économique va se traduire durablement par une opposition spatiale et de classes entre le centre privilégié, situé sur la plaine côtière dont les deux centres principaux sont Tel-Aviv et Haïfa, et des périphéries économiquement défavorisées aux marges du territoire national.

Le troisième paradigme, initié par la politique d’austérité de 1965, marque un tournant majeur vers l’indépendance économique par l’exportation et la réduction drastique du déficit du commerce extérieur. Ce changement entraîne une hausse notable du chômage structurel, accompagnée d’une érosion progressive de l’alliance traditionnelle entre l’État, la Histadrut et la classe ouvrière israélienne. Ce paradigme amorce aussi indirectement la montée en puissance des communautés ultra-orthodoxes (Haredim), qui deviennent progressivement une force politique influente à partir des années 1970, notamment grâce à leur capacité à mobiliser l’État-providence émergent et les allocations sociales pour assurer leur autonomie économique relative.

Entre 1985 et 1995, Israël adopte un tournant néolibéral de gauche porté par une politique internationaliste impulsée notamment par le Parti travailliste et Shimon Peres. Ce paradigme lie explicitement la libéralisation économique à une stratégie géopolitique d’intégration régionale pacificatrice, incarnée dans le concept du « Nouveau Moyen-Orient ». Cette vision reposait sur l’hypothèse selon laquelle la prospérité économique induite par le libéralisme favoriserait une stabilité régionale durable. Toutefois, cette ambition supposait, pour réussir, une amorce significative de règlement de la question palestinienne, notamment à travers les accords d’Oslo. Or, le processus initié par ces accords rencontre rapidement des blocages majeurs et suscite de profondes résistances internes en Israël. Ainsi, l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin en 1995 marque brutalement l’échec de cette approche, révélant que ce projet d’intégration régionnale néolibérale restait profondément vulnérable aux fractures internes et à l’absence de consensus sur la résolution du conflit israélo-palestinien. Ces événements vont alors ouvrir la voie à une redéfinition de la stratégie économique israélienne vers un néolibéralisme davantage sécuritaire et nationaliste.

L’arrivée au pouvoir de Benjamin Netanyahu en 1996 entérine ce revirement. Sous les gouvernements successifs, l’économie devient profondément intégrée au complexe militaro-industriel, Israël se hissant rapidement parmi les principaux exportateurs mondiaux d’armements. Cette phase se caractérise par une logique de marché libéral orientée vers les intérêts nationaux et sécuritaires supposés plutôt que vers les libertés individuelles ou le bien-être social de la population.

Malgré des avancées notables en matière d’autonomie financière, illustrées par une réduction spectaculaire de la dette extérieure et un excédent commercial significatif, l’histoire économique israélienne de cette période révèle un bilan mitigé. Si le pays affiche une indépendance financière croissante, illustrée par un excédent commercial et une dette extérieure considérablement réduite depuis le début des années 2000, deux limites majeures persistent, faisant d’Israël un État à souveraineté limitée et une économie subordonnée, malgré ses exploits : la dépendance sécuritaire vis-à-vis des États-Unis et la dépendance économique vis-à-vis des capitaux étrangers. 

D’une part, la relation avec les États-Unis reste profondément asymétrique. La fin des aides économiques directes, bien que symboliquement importante, s’est accompagnée d’un accroissement significatif des aides militaires. Depuis 2016, en « temps de paix », celles-ci atteignent 3,8 milliards de dollars par an, ce qui souligne la dépendance très concrète d’Israël et l’influence déterminante de Washington sur ses orientations politiques et militaires. Cette dépendance géostratégique s’est encore accentuée à la suite des attaques du 7 octobre 2023. Dans le cadre de la riposte militaire israélienne et de l’escalade régionale qui a suivi, l’administration américaine a débloqué 17,9 milliards de dollars supplémentaires d’aide militaire. Ce soutien massif, bien que interprété par certains comme un engagement inconditionnel, renforce en réalité le levier d’influence de Washington sur la politique israélienne – ce qui pourrait bien se retourner contre Israël à terme. Israël dispose bien sûr d’un arsenal nucléaire propre. Les estimations concernant sa taille varient entre 70 et 300 ogives. Ceci confère à Isräel un avantage indéniable sur ses voisins. Toutefois, il n’est pas clair dans quelle mesure elle pourrait y avoir recours indépendamment d’un accord américain. 

D’autre part, la santé économique du pays et et ses excédents commerciaux sur la scène internationale résultent, dans une large mesure, de dynamiques exogènes, et non d’une accumulation endogène de capitaux nationaux. Sur la période 2018-2022, le pays a attiré en moyenne annuelle environ 22 200 milliards de dollars d’investissements directs étrangers (IDE), tandis que les investissements directs israéliens à l’étranger représentaient à peine un tiers de ce montant. Cette asymétrie soulève deux implications majeures. Premièrement, le volume élevé d’IDE entrants – déjà en léger recul depuis les attaques du 7 octobre 2023 – pourrait se contracter davantage si l’insécurité persistante n’est pas rapidement résolue. Deuxièmement, les ambitions d’hégémonie régionale d’Israël se heurtent à une contrainte structurelle : la faiblesse relative de ses capitaux propres mobilisables dans les pays voisins du Levant et du Golfe. Cette limite est d’autant plus marquée qu’Israël reste un pays de petite taille, tant sur le plan géographique que démographique, face à des acteurs régionaux de plus grande envergure comme la Turquie, l’Arabie Saoudite et l’Iran. Israël compense en partie cette faiblesse structurelle par une puissance politico-militaire significative. Toutefois, comme nous l’avons vu, cette capacité d’action demeure étroitement dépendante du soutien stratégique des États-Unis.

En définitive, ces deux contraintes externes nuancent fortement les discours sur l’indépendance économique d’Israël. Elles rappellent que la souveraineté nationale ne se mesure pas uniquement à la performance macroéconomique, mais également à la capacité d’un État à définir librement ses orientations stratégiques, sans être contraint par des contraintes externes contradictoires.

Par ailleurs, l’analyse de l’économie israélienne met en lumière une constante du néolibéralisme, quelle que soit sa variante : bien que le modèle israélien affiche des performances remarquables selon les indicateurs macroéconomiques, cette prospérité ne s’est pas traduite par une amélioration significative du bien-être pour la majorité de la population. De nombreux analystes de l’économie politique israélienne résument cette contradiction par une formule éloquente : Israël est devenu un « pays riche peuplé de citoyens pauvres ».

Historiquement, la politique socio-économique israélienne s’est efforcée de concilier les impératifs sécuritaires et de justice sociale pour ses citoyens juifs. Jusqu’à la guerre de 1967, l’État consacrait d’importants moyens à des politiques en faveur de l’intégration par le travail, rendues possibles notamment par une aide américaine substantielle qui permettait de financer simultanément une expansion militaire et une amélioration du niveau de vie. Cette dynamique a cependant été profondément remise en cause à partir de la crise économique de 1985, prélude à l’inflexion néolibérale sécuritaire des années 1990. Sous l’effet conjugué d’une insécurité régionale persistante et des bouleversements provoqués par la Seconde Intifada, les élites politiques ont progressivement relégué les enjeux sociaux au second plan, au profit d’une priorité exclusive accordée à la question de la sécurité nationale.

Cette inflexion ne relève pas d’un simple choix politique, mais d’un repositionnement stratégique devenu, aux yeux des décideurs, une nécessité structurelle imposée par l’environnement régional. Il en résulte une configuration paradoxale : malgré une insatisfaction croissante au sein de la population concernant les inégalités et la précarité, la stabilité politique interne est maintenue par un soutien largement consensuel à une doctrine sécuritaire jugée indispensable face aux menaces perçues.

Le mouvement de protestation sociale de l’été 2011, qui s’inscrivait dans le cycle de luttes mondial des mouvement de places, illustre cette tension. Rassemblant des citoyens de tous horizons – des centres urbains aux périphéries – il a marqué une rupture rare dans l’histoire politique israélienne contemporaine, en recentrant le débat public sur les inégalités et le coût de la vie, et non sur la sécurité. Ce sursaut interclassiste, bien qu’éphémère, révèle l’ampleur du malaise sous-jacent.

Ce malaise ne s’explique pas uniquement par l’adoption d’un néo-libéralisme particulièrement dur, mais par une articulation singulière entre logique de marché et mobilisation nationale permanente autour des enjeux de défense. L’économie israélienne est ainsi de plus en plus instrumentalisée à des fins sécuritaires, dans une dynamique de re-nationalisation masquée par les apparences d’un libéralisme triomphant.

En définitive, la société israélienne assume le coût social élevé d’une politique sécuritaire jusqu’au boutiste, posant une question cruciale : ce coût est-il justifié ? La réponse dépend inévitablement du regard que l’on porte sur les orientations stratégiques d’Israël dans la région. Si l’on considère que cette politique de sécurité ultra-agressive est une condition de survie dans un environnement hostile, alors les sacrifices sociaux peuvent être perçus comme légitimes. À l’inverse, si l’on estime que cette orientation est dictée par des choix idéologiques discutables et une stratégie nihiliste, elle apparaît alors comme une impasse politique et économique aux effets profondément inégalitaires et durablement déstabilisateurs. 

C’est peut-être là l’ultime paradoxe que l’attaque du 7 octobre a brutalement mis en lumière : en prétendant garantir la sécurité par la surmilitarisation, Israël a révélé, ce jour-là, les limites et les vulnérabilités d’un modèle qui sacrifie le social à l’obsession sécuritaire – sans pour autant empêcher le surgissement de la violence. Comme le suggèrent plusieurs dynamiques que nous examinerons plus loin, ce choc a ébranlé jusqu’au cœur du consensus national israélien, qui semble aujourd’hui en voie de fragmentation, voire d’implosion.

Israël atteindra-t-il le centenaire ?

Récemment, un rapport signé par Eugène Kandel – économiste de renom, ancien conseiller économique de Benyamin Netanyahou et figure centrale de l’élite technocratique israélienne – a été publié comme un véritable signal d’alarme émanant du cœur même des cercles dirigeants2. Ce document, dévoilé à l’occasion du 75e anniversaire de l’État d’Israël, exprime une inquiétude inédite dans le paysage institutionnel national : l’État pourrait ne pas atteindre son centenaire. Coécrit avec Ron Tzur, le rapport met en lumière les fractures internes croissantes du pays, intensifiées par la tentative de réforme judiciaire de 2023 et par le séisme politique et sécuritaire du 7 octobre. Plus qu’un simple diagnostic conjoncturel, ce texte dénonce l’impasse d’une gouvernance marquée par le nihilisme stratégique du cabinet Netanyahou. Il dresse le constat d’un effondrement progressif des piliers fondateurs de l’État moderne israélien : cohésion sociale, confiance institutionnelle, et capacité de se projeter dans un avenir collectif. Rarement un document issu de la sphère technocratique n’aura formulé un pronostic aussi grave quant à la pérennité même du projet national israélien.

Dans ce rapport, Kandel dresse un constat sans appel de la fragilité systémique d’Israël : chaos décisionnel, faiblesse du leadership, et dysfonctionnements institutionnels profonds empêchent toute réponse cohérente aux crises simultanées – internes comme externes. Le diagnostic est sévère : l’État israélien ne pourra survivre à long terme sans une refondation en profondeur, douloureuse, mais indispensable.

Le premier défi identifié est d’ordre économique et fiscal. Kandel met en évidence la dualité structurelle de l’économie israélienne, marquée par la coexistence de deux systèmes distincts : d’un côté, une économie productive tournée vers l’export, hautement compétitive et insérée dans les circuits mondiaux ; de l’autre, un secteur arriéré et dépendant de subventions publiques massives, peu contributif et faiblement intégré. Ce déséquilibre est illustré par la situation de la population ultra-orthodoxe, qui représente environ 7 % des foyers israéliens, mais capte des transferts publics annuels très supérieurs à la moyenne nationale (environ 120 000 shekels par famille, contre 20 000 pour une famille juive israélienne qui n’est pas ultra-orthodoxe).

Cette disparité budgétaire est d’autant plus préoccupante qu’elle s’inscrit dans une dynamique démographique conséquente, conjuguée à un taux d’emploi particulièrement faible et à un déficit éducatif massif : 70 % des étudiants ultra-orthodoxes ne disposent pas de l’équivalent du baccalauréat, et seuls 1,6 % accomplissent leur service militaire. Selon Kandel, ce modèle économique dual est insoutenable à moyen terme. Le Fonds monétaire international corrobore ce constat : faute de réformes structurelles profondes, le système fiscal israélien risque l’asphyxie d’ici 2045.

Le second défi majeur concerne la cohésion sociale, aujourd’hui gravement compromise. La société israélienne est traversée par des tensions identitaires de plus en plus aiguës : entre Juifs et Arabes, entre religieux et laïcs, entre libéraux et ultra-nationalistes, mais aussi entre le centre urbain de la plaine côtière et les périphéries marginalisées. Ces fractures, loin d’être atténuées par une vision politique unificatrice, sont au contraire exacerbées par l’absence d’un projet national inclusif, capable de transcender les logiques communautaristes et les clivages identitaires. Cette polarisation s’étend même désormais au-delà des frontières de l’État : 44 % des Juifs américains déclarent ne plus se reconnaître dans les valeurs portées par Israël, signalant un affaiblissement préoccupant du lien avec la diaspora. Un tel morcellement social croissant menace directement la stabilité interne de l’État à moyen terme.

Enfin, le troisième défi – et sans doute le plus immédiat – concerne la souveraineté de l’État, profondément ébranlée par les événements du 7 octobre 2023. Kandel décrit une situation d’alerte nationale : l’État, censé être le garant de la sécurité, a failli à sa mission première en ne parvenant pas à protéger ses citoyens. Cette défaillance a engendré la formation de groupes d’autodéfense, tout en nourrissant une rhétorique politique extrémiste, marquée par des appels à la vengeance et par une dérive antidémocratique exacerbée. Cette crise sécuritaire s’inscrit dans un contexte déjà marqué par une crise politique majeure, celle des réservistes, déclenchée par le projet controversé de réforme judiciaire qui menaçait directement la démocratie israélienne. À partir du début de l’année 2023, des milliers de réservistes de l’armée, issus notamment d’unités d’élite vitales pour la sécurité nationale, ont exprimé leur refus de répondre aux ordres en cas de mise en péril des institutions démocratiques, un mouvement embryonnaire qui a pourtant alarmé les plus hauts responsables de la sécurité nationale. Dès mars 2023, le ministre de la Défense, Yoav Galant, avait averti publiquement que ces divisions internes profondes affaiblissaient dangereusement l’état de préparation de l’armée, et pouvaient inciter les ennemis d’Israël à tenter de profiter de ces vulnérabilités – une prédiction qui apparaît aujourd’hui comme prémonitoire. Cette conjoncture est exacerbée par des craintes de dislocation sociale, faisant ressurgir dans le débat public des expressions telles qu’« anarchie » et « frère contre frère », et conduisent même, pour la première fois dans l’histoire contemporaine du pays, à évoquer ouvertement le spectre pourtant longtemps impensable d’une guerre civile. Ce moment met ainsi en lumière l’incapacité croissante de l’État à exercer pleinement ses fonctions régaliennes, sur fond de tensions internes qui alimentent une fragilité structurelle de plus en plus visible, dans un contexte régional toujours plus instable.

Quatre scénarios possibles

La gravité du diagnostic posé par Eugène Kandel appelle naturellement à une réflexion plus approfondie sur les développements possibles de cette crise systémique. Si le rapport offre une analyse inédite et détaillée des fragilités internes à l’État israélien, il se garde toutefois d’en anticiper précisément l’évolution. C’est ici que s’inscrit notre propre analyse. Nous souhaitons pousser plus loin la réflexion en envisageant concrètement les scénarios susceptibles d’émerger de la crise actuelle. La perspective adoptée vise à explorer différentes trajectoires possibles à court et moyen terme, allant de la possibilité d’une régénération politique jusqu’à celle, extrême mais désormais plausible, d’une désintégration prolongée.

Union nationale et refondation modérée

Dans ce scénario optimiste, le système politique israélien parvient à une forme d’auto-correction, mû par la conscience aiguë du danger existentiel que représentent les divisions internes. Benyamin Netanyahou est contraint de se retirer – soit sous la pression populaire, soit par calcul stratégique de son propre parti. Cette démission ouvre la voie à la formation d’un gouvernement d’union nationale, rassemblant centre, droite modérée et, potentiellement, travaillistes. Des élections anticipées organisées en 2025 permettent de clarifier le mandat politique, offrant à une coalition plus large, dirigée par une figure plus consensuelle telle que Benny Gantz (en tête dans les sondages), la légitimité nécessaire pour engager une refondation institutionnelle. Ce gouvernement d’unité entreprendrait plusieurs réformes clés visant à restaurer la confiance démocratique : abandon définitif de la réforme judiciaire controversée, instauration de garde-fous constitutionnels (voire d’une Constitution tout court), et nomination de figures indépendantes à des postes symboliques pour apaiser les clivages partisans. Sur le plan socio-économique, des mesures ambitieuses seraient déployées pour corriger les déséquilibres exacerbés par la crise : réforme du partage des charges nationales (par exemple, un service civil alternatif pour les ultra-orthodoxes), relance économique ciblée dans les régions marginalisées, et politique de réconciliation nationale. Ce scénario, s’il demeure peu probable vu l’état de fragmentation de la société israélienne, permettrait non seulement d’éviter une crise systémique, mais de renforcer le caractère soi-disant démocratique du pays. C’est le pari qu’incarnent les mobilisations massives de la société israélienne depuis 2023 : provoquer un sursaut civique aboutissant à un nouveau pacte social, fondé sur l’unité nationale et la survie du modèle démocratique face aux périls identitaires et autoritaires. 

Polarisation aiguë et crise institutionnelle durable

Dans cette hypothèse pessimiste, aucune solution de compromis ne parvient à émerger. Benyamin Netanyahou demeure au pouvoir envers et contre tout, mobilisant l’ensemble des ressources politiques à sa disposition – retards des commissions d’enquête, alliances avec les partis les plus radicaux, concessions majeures aux partis haredim – afin d’éviter des élections anticipées dont l’issue lui serait défavorable. La réforme judiciaire, loin d’être abandonnée, reprend au contraire avec vigueur. Début 2025, les efforts pour « remodeler l’équilibre des pouvoirs » entre exécutif, législatif et judiciaire s’intensifient. La Knesset adopte de nouvelles lois restreignant l’autorité de la Cour suprême, notamment sur les nominations judiciaires et la révision constitutionnelle. En réaction, la Cour invalide ces lois, les jugeant contraires aux principes fondamentaux de l’État de droit. Face à cette décision, le gouvernement conteste frontalement la légitimité de la Cour, certains membres de la majorité allant jusqu’à suggérer son contournement explicite. Le pays pourrait alors entrer alors dans une zone de double-légitimité inédite : deux pouvoirs – le législatif et le judiciaire – s’opposant ouvertement, chacun affirmant incarner la souveraineté populaire ou la sauvegarde des principes constitutionnels (dans un pays qui, rappelons-le, ne dispose pas d’une constitution formelle). Ce conflit pourrait rapidement dégénérer en schisme institutionnel. On pourrait voir la Knesset tenter de limoger des juges ou, inversement, le Procureur général engager des poursuites contre des ministres refusant d’appliquer des décisions judiciaires. Une telle désintégration de la hiérarchie normative et de la chaîne de commandement poserait un dilemme difficile aux forces de sécurité : en cas de contradiction entre un ordre gouvernemental et une décision de justice, à quelle autorité devraient-elles obéir ? Dans ce climat de paralysie institutionnelle, la rue deviendrait le théâtre d’un affrontement idéologique de plus en plus radical. Des violences sporadiques entre partisans et opposants du gouvernement deviendraient probables. Le spectre d’un passage à l’acte – un attentat politique, comme celui ayant coûté la vie à Yitzhak Rabin en 1995 – ne pourrait plus être écarté. Dans ce scénario, l’État hébreu entrerait dans une crise politique d’une gravité extrême, marquée par un embrasement interne du système. La sortie de crise pourrait alors nécessiter une médiation d’exception – par le président de l’État, voire par les plus hautes autorités militaires – pour éviter une dislocation totale des institutions. Ce scénario constitue sans doute l’issue que tous cherchent à éviter, mais il ne peut plus être exclu tant que la polarisation s’intensifie et qu’aucun arbitre légitime ne parvient à s’imposer.

Scénario d’instabilité chronique et de fragmentation du pouvoir

Dans ce scénario, nul affrontement spectaculaire ni rupture dramatique, mais une érosion progressive de la capacité à gouverner. Supposons que Netanyahou quitte finalement la scène politique – que ce soit contraint ou volontairement – sans qu’aucune force politique ne parvienne à imposer une majorité claire. Le pays retomberait alors dans une dynamique de blocage semblable à celle observée entre 2019 et 2022, avec une succession d’élections sans issue tranchée. Des figures comme Benny Gantz ou Yaïr Lapid pourraient tenter de reconstituer une coalition hétérogène, à l’image de l’alliance Lapid-Bennett de 2021. Mais cette majorité de compromis, rassemblant des formations aux visions divergentes sur des questions fondamentales (colonisation, statut des minorités arabes, relation entre État et religion), serait structurellement fragile. Son éclatement précoce déboucherait sur de nouvelles élections, perpétuant l’impression d’un vide décisionnel permanent. Dans l’intervalle, les grands dossiers structurels – réforme du système éducatif, intégration des populations ultra-orthodoxes, politique de sécurité en Cisjordanie et à Gaza, soutenabilité budgétaire – resteraient sans traitement de fond. Cette paralysie prolongée affaiblirait l’efficacité administrative et la capacité de planification stratégique, y compris au sein de l’armée, qui se retrouverait privée de directives claires dans un contexte régional de plus en plus volatil. La fragmentation croissante du champ politique – déjà perceptible à travers l’hyper-atomisation de la Knesset, où plus d’une douzaine de partis coexistent – risquerait de devenir structurelle. Ce phénomène, moins spectaculaire que l’affrontement institutionnel évoqué précédemment, pourrait néanmoins s’avérer tout aussi corrosif : il conduirait à une incapacité chronique à gouverner, minant la confiance de la population non pas dans un leader ou d’un parti, mais dans l’ensemble du système. Les Israéliens, longtemps habitués à une forme d’efficacité institutionnelle malgré les crises, pourraient glisser vers un sentiment de désenchantement politique profond. Ce climat favoriserait l’abstention, un cynisme généralisé, voire une émigration accrue parmi les jeunes générations et les élites technocratiques, désillusionnées par l’incapacité de l’État à assurer un avenir stable. Ce scénario constituerait une forme d’implosion silencieuse, mais durablement délétère pour la résilience de l’État israélien. 

Scénario de durcissement autoritaire

Ce scénario se dessine dans l’hypothèse où la dégradation continue de la situation sécuritaire – achèvement du génocide à Gaza et/ou confrontation élargie avec l’Iran – servirait de levier pour un basculement du régime vers une forme d’autoritarisme encore plus assumé. Sous couvert d’un état de guerre permanent, le gouvernement pourrait invoquer l’urgence nationale pour imposer des mesures d’exception restreignant progressivement les libertés civiles et consolidant le pouvoir exécutif. Parmi ces mesures, on pourrait voir la prolongation indéfinie de l’état d’urgence, une censure accrue des rares médias critiques de l’effort de guerre, et la criminalisation des manifestations de rue sous prétexte de trahison ou d’atteinte à l’unité nationale. Ce durcissement s’inscrirait dans une rhétorique déjà amorcée : Netanyahou n’a pas hésité à qualifier certains de ses opposants d’« échos de la propagande du Hamas », insinuant que toute critique en temps de guerre relèverait de la subversion. Dans une version encore plus critique, le gouvernement, appuyé par la frange la plus radicale de l’opinion publique, pourrait chercher à réduire l’opposition au silence à travers des moyens institutionnels ou extrajudiciaires : restriction des manifestations, marginalisation de la presse indépendante, mise au pas du système judiciaire. De nombreux ministres en fonction défendent ouvertement des positions fascisantes, et certains ont déjà appelé à limiter l’autonomie des contre-pouvoirs. Certes, une résistance populaire massive persisterait – comme l’ont démontré les mobilisations de 2023, capables de bloquer le pays en quelques jours –, mais un bras de fer prolongé entre un exécutif autoritaire et une société civile combative pourrait plonger le pays dans une forme de conflit larvé, aux frontières de la légalité constitutionnelle. Si les mobilisations de 2023 ont démontré une réelle capacité à bloquer ponctuellement le pays, elles étaient néanmoins davantage représentatives d’un affrontement interne à l’élite politique, économique et militaire, plutôt qu’une véritable résistance populaire dans son sens social et ethnique élargi. Ainsi, une résistance authentiquement populaire – impliquant des segments plus diversifiés et notamment des groupes sociaux et ethniques traditionnellement marginalisés – reste une hypothèse plausible, mais elle nécessiterait une convergence inédite de forces sociales jusqu’ici fragmentées.

Enfin, ce scénario pourrait converger avec celui de la crise institutionnelle (scénario 2), notamment si le gouvernement décidait de suspendre les prérogatives de la Cour suprême ou d’ignorer délibérément ses décisions. Sur le plan interne, l’armée et les services de sécurité pourraient alors apparaître comme les derniers arbitres crédibles. Jusqu’ici, leur loyauté au pouvoir civil est restée globalement intacte, malgré les tensions et les menaces de refus de servir en 2023. Mais leur rôle pourrait devenir décisif si les institutions civiles entraient en conflit ouvert, ou si l’ordre démocratique venait à être formellement suspendu. De fait, un scénario de guerre civile ne peut être écarté, même s’il reste encore lointain.

Notes :

1 Pour une histoire économique détaillée d’Israël, voir : Arie Krampf, The Israeli Path to Neoliberalism: The State, Continuity and Change, Routledge, 2020.

2 Le rapport en question peut être consulté en hébreu (https://www.israelstrategicfutures.org/en/%D7%9E%D7%99-%D7%90%D7%A0%D7%97%D7%A0%D7%95)